Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/35

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mura Timokhine, il n’y a pas à se ménager !… Croiriez-vous que les soldats de mon bataillon n’ont pas bu d’eau-de-vie ?… » « Ce n’est pas un jour pour cela, » disent-ils.

Il se fit un silence.

Les officiers se levèrent et le prince André sortit avec eux pour donner à son aide de camp ses derniers ordres. Dans ce moment, on entendit à peu de distance le bruit de quelques chevaux qui arrivaient par le chemin. Le prince André, se tournant de ce côté, reconnut aussitôt Woltzogen et Klauzevitz, accompagnés d’un cosaque ; ils passèrent si près d’eux, que Pierre et le prince André purent entendre qu’ils disaient en allemand :

« Il faut que la guerre s’étende, c’est la seule manière de faire !

— Oh oui ! répondit l’autre, du moment que le but principal est d’affaiblir l’ennemi, que l’on perde plus ou moins d’hommes, cela ne signifie rien !

— Certainement, reprit la première voix.

— Ah oui ! que la guerre s’étende ! dit le prince André avec colère : c’est ainsi que mon père, ma sœur et mon fils ont été chassés par elle ! Peu lui importe, à lui !… C’est bien ce que je te disais tout à l’heure : ce ne sont pas messieurs les Allemands qui gagneront la bataille, je te le jure ; ils ne feront que brouiller les cartes autant que possible, parce que dans la tête de cet Allemand il n’y a qu’un tas de raisonnements, dont le meilleur ne vaut pas une coquille d’œuf, et que dans son cœur il n’a pas ce que possède Timokhine, et qui sera nécessaire demain. Ils lui ont livré toute l’Europe, à « lui », et ils sont venus nous donner des leçons !… Excellents professeurs, ma foi !

— Ainsi donc, vous croyez que nous gagnerons la bataille ?

— Oui, répondit d’un air distrait le prince André. Il y a une chose seulement que je n’aurais pas permise, si j’avais pu l’empêcher : c’est de faire quartier. Pourquoi des prisonniers ? C’est de la chevalerie ! Les Français ont détruit ma maison, ils vont détruire Moscou : ce sont mes ennemis, ce sont des criminels ! Timokhine et toute l’armée pensent de même ; ils ne peuvent être nos amis, quoi qu’ils en aient dit, là-bas, à Tilsit !

— Oui, oui ; s’écria Pierre, dont les yeux étincelaient, je suis tout à fait de votre avis ! »

La question qui le troublait depuis la descente de Mojaïsk