Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rait pas un Russe ? Lui, qu’on nous dépeint comme un courtisan mentant à Araktchéiew afin de plaire à l’Empereur, est le seul qui, à Vilna, ait osé dire tout haut, en s’attirant ainsi la disgrâce impériale, que la continuation de la guerre au delà des frontières était fâcheuse et sans objet. Il ne suffit pas d’ailleurs d’affirmer qu’il comprenait l’importance de la situation ; ses actes sont là pour le démontrer : il commence par concentrer toutes les forces de la Russie avant d’en venir aux mains avec l’ennemi, il le bat, et le chasse enfin du pays, en allégeant, autant qu’il lui était possible, les souffrances du peuple et de l’armée. Lui, ce temporiseur dont la devise était : « temps et patience, » lui, l’adversaire déclaré des décisions énergiques, il livre la bataille de Borodino en donnant à tous les préparatifs une solennité sans exemple, et soutient ensuite, contre l’avis des généraux, malgré la retraite de l’armée victorieuse, que la bataille de Borodino est une victoire pour la Russie, et insiste sur la nécessité de ne plus en livrer d’autres, de ne pas commencer une nouvelle guerre, de ne pas franchir les frontières de l’Empire !

Comment ce vieillard a-t-il pu, en opposition avec tout le monde, deviner aussi sûrement le sens et la portée des événements, au point de vue russe ? C’est que cette merveilleuse faculté d’intuition prenait sa source dans le sentiment patriotique, qui vibrait en lui dans toute sa pureté et dans toute sa force. Le peuple l’avait compris, et c’était ce qui l’avait amené à réclamer, contre la volonté du Tsar, le choix de ce vieillard disgracié comme le représentant de la guerre nationale. Porté par cette acclamation du pays à ce poste élevé, il y employa tous ses efforts, comme commandant en chef, non pour envoyer ses hommes à la mort, mais pour les ménager et les conserver à la patrie !

Cette figure simple et modeste, et par conséquent « grande » dans la véritable acception du mot, ne pouvait être coulée dans le moule mensonger du héros européen, du soi-disant dominateur des peuples, tel que l’histoire l’a inventé !… Il ne saurait y avoir de « grands hommes » pour les laquais, parce que les laquais entendent mesurer les autres à leur taille !