Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/366

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« C’est sans doute pour me dire que je n’ai pas sur quoi manger ? J’ai au contraire tout ce qu’il faut pour vous, même dans le cas où vous voudriez donner des dîners[1], » répliqua vivement Tchitchagow, qui tenait à faire montre, dans chaque parole, de son importance personnelle, et supposait à Koutouzow la même préoccupation.

Celui-ci, avec un sourire fin et pénétrant, lui répondit simplement :

« Ah ! ce n’est que pour vous dire ce que je vous dis, et rien de plus. »

Le commandant en chef arrêta la plus grande partie des troupes à Vilna, contre la volonté de l’Empereur. Après quelque temps de séjour, son entourage déclara qu’il avait complètement baissé. S’occupant fort peu de l’administration militaire, il laissait ses généraux agir à leur guise, et menait une vie de plaisirs, en attendant l’arrivée du Souverain.

XI

Le 11 décembre, Sa Majesté, accompagnée de sa suite, du comte Tolstoï, du prince Volkonsky et d’Araktchéïew, arriva dans son traîneau de voyage, droit au château de Vilna. Malgré un froid très vif, une centaine de généraux et d’officiers des états-majors, ainsi qu’une garde d’honneur du régiment de Séménovsky, l’attendaient au dehors.

Le courrier qui précédait le Tsar, dans une troïka menée à fond de train, s’écria :

« Le voici ! » Konovnitzine s’élança dans le vestibule pour annoncer le Tsar à Koutouzow, qui attendait dans la chambre du suisse.

Une minute plus tard, la poitrine couverte de décorations, le ventre comprimé par son écharpe, il s’avança sur le perron en se balançant de toute sa forte et grasse personne, mit son chapeau, prit ses gants à la main, et, descendant avec peine les degrés, reçut le rapport qu’il devait remettre à l’Empereur.

Une seconde troïka passa ventre à terre, et tous les yeux se fixèrent sur un traîneau qui s’avançait rapidement derrière

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)