Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/371

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inaccessible à l’intelligence humaine que le « grand Architecte de l’Univers », reconnu par les francs-maçons. N’avait-il pas été semblable à celui qui cherche au loin l’objet qui est devant ses pieds ? N’avait-il pas toujours passé sa vie à regarder dans le vague, par-dessus la tête des autres, tandis qu’il n’avait qu’à regarder devant lui ? Jadis rien ne lui révélait l’Infini : il sentait seulement qu’il devait exister quelque part et marchait obstinément à sa découverte. Tout ce qui l’entourait n’était pour lui qu’un mélange confus d’intérêts bornés, mesquins, sans aucun sens, tels que la vie européenne, la politique, la franc-maçonnerie, la philosophie. Maintenant il comprenait l’Infini, il le voyait en tout, et admirait sans restriction le tableau éternellement changeant, éternellement grand, de la vie dans ses infinies variations. La terrible question qu’il se posait autrefois à chaque instant, qui faisait toujours crouler les échafaudages de sa pensée : « Pourquoi ? » n’existait plus pour lui, car son âme lui répondait simplement que Dieu existe, et que pas un cheveu ne tombe de la tête de l’homme sans sa volonté !

XIV

Pierre avait peu changé : distrait comme toujours, il semblait seulement être sous l’influence d’une préoccupation constante. Malgré la bonté peinte sur sa figure, ce qui éloignait autrefois de lui, c’était son air malheureux ; maintenant le sourire continuel que la joie de vivre mettait sur ses lèvres, la sympathie qu’exprimait son regard, rendaient sa présence agréable à tous. Jadis il discutait beaucoup, s’échauffait à tout propos et écoutait peu volontiers : maintenant, se laissant rarement entraîner par la discussion, il laissait parler les autres, et connaissait ainsi souvent leurs pensées les plus secrètes.

Sa cousine, qui ne l’avait jamais aimé, et qui l’avait même sincèrement haï, lorsque après la mort du vieux comte elle fut devenue son obligée, ne pouvait revenir de son étonnement et de son dépit, en découvrant, après un court séjour à Orel, où elle était venue avec l’intention de le soigner malgré l’ingratitude dont elle l’accusait, qu’elle éprouvait pour lui un