Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/378

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bouche étrangement contractée et les grands yeux noirs de l’inconnue, où tout à coup il retrouva ce rayonnement intime, si doux à son cœur, dont il était depuis si longtemps privé. « Non, c’est impossible, se dit-il. Serait-ce elle, cette figure pâle, maigre, vieillie, avec cette expression austère ? c’est sans doute une hallucination ! » À ce moment la princesse Marie prononça le nom de Natacha, et le pâle et fin visage aux yeux tristes et recueillis fit un mouvement, comme une porte rouillée qui cède à une pression du dehors. La bouche sourit, et il s’échappa de ce sourire un effluve de bonheur qui enveloppa Pierre et le pénétra tout entier. Plus de doute possible devant ce sourire : c’était Natacha, et il l’aimait plus que jamais !

La violence de son impression fut telle, qu’elle révéla à Natacha, à la princesse Marie, et surtout à lui-même, l’existence d’un amour qu’il avait encore de la peine à s’avouer. Son émotion était mêlée de joie et de douleur, et plus il cherchait à la dissimuler, plus elle s’accentuait, sans le secours de paroles précises, par une rougeur indiscrète : « C’est seulement de la surprise, » se dit Pierre ; mais, quand il voulut renouer la conversation, il regarda encore une fois Natacha, et son cœur se remplit de bonheur et de crainte. Il s’embrouilla dans sa réponse, et s’arrêta court. Ce n’était pas seulement parce qu’elle était pâlie et amaigrie, qu’il ne l’avait pas reconnue, mais parce que dans ses yeux, où brillait jadis le feu de la vie, il n’y avait plus que sympathie, bonté et inquiète tristesse.

La confusion de Pierre n’eut pas d’écho chez Natacha, et une douce satisfaction éclaira seule son visage.

XVII

« Elle est venue passer quelque temps avec moi, lui dit la princesse Marie. Le comte et la comtesse nous rejoindront ces jours-ci… La pauvre comtesse fait mal à voir… Natacha elle-même a besoin de consulter un médecin ; aussi l’ai-je enlevée de force.

— Hélas ! Qui de nous n’a pas éprouvé, répondit Pierre… Vous savez sans doute que « c’est arrivé » le jour de notre délivrance… Je l’ai vu, quel charmant garçon c’était ! »