Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/414

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Le soir, lorsque l’heure fut venue pour les enfants d’embrasser leurs parents, et pour les gouverneurs et gouvernantes de se retirer avec eux, le petit Nicolas murmura à l’oreille de Dessalles qu’il avait grande envie de demander à sa tante la permission de rester.

« Ma tante, voulez-vous me garder encore un peu avec vous ? — lui dit-il. La comtesse Marie tourna les yeux vers ce visage ému, où la supplication était empreinte :

— Lorsque vous êtes là, il ne peut pas se détacher de vous. »

Pierre auquel elle s’adressait, sourit.

« Je vous le ramènerai tout à l’heure, monsieur Dessalles, laissez-le-moi, je l’ai à peine entrevu… Bonsoir, ajouta-t-il en tendant la main au gouverneur… Il commence à ressembler à son père, n’est-ce pas, Marie ?

— Mon père ! » s’écria le jeune garçon en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et en jetant sur Pierre un regard brillant et enthousiaste.

Celui-ci baissa la tête en guise de réponse, et renoua la conversation interrompue par la sortie des enfants.

La comtesse Marie reprit sa tapisserie. Quant à Natacha, les yeux fixés sur son mari, elle écoutait attentivement les questions que Rostow et Denissow lui adressaient sur son voyage, tout en continuant à fumer leurs pipes et à savourer le thé que leur versait Sonia, mélancoliquement assise auprès du samovar. Le petit Nicolas, blotti dans un coin, le visage tourné du côté de Pierre, tressaillait de temps à autre, et se parlait à lui-même, sous l’irrésistible pression d’un sentiment nouveau.

On causait de ce qui se passait alors dans les hautes sphères administratives. Denissow, mécontent du gouvernement à cause de ses mécomptes personnels, apprenait avec satisfaction toutes les sottises que l’on commettait, selon lui, à Pétersbourg, et exprimait son opinion en termes vifs et tranchants.

« Autrefois il fallait être Allemand pour parvenir ; aujourd’hui il faut être de la coterie Tatarinow et Krüdner !

— Oh ! si j’avais pu lâcher contre eux notre cher Bonaparte, comme il les aurait guéris de leur folie ! Cela a-t-il le sens commun, je vous le demande, de donner à ce soldat de Schwarz le régiment Séménovsky ? »

Rostow, quoique sans parti pris, crut aussi de sa dignité et de son importance de prendre part à leurs critiques, de paraître s’intéresser aux nouvelles nominations, de questionner Pierre, à son tour, sur ces graves affaires, si bien que la cau-