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XV

L’action principale se passa sur une étendue de deux verstes[1] entre Borodino et les ouvrages avancés de Bagration. En dehors de ce rayon, la cavalerie d’Ouvarow fit une démonstration vers le milieu de la journée, et, de l’autre côté d’Outitza, Poniatowsky et Toutchkow en vinrent un moment aux mains ; mais ces deux incidents furent relativement sans importance. Ce fut donc sur la plaine, entre Borodino et les « flèches » de Bagration, sur un espace découvert près du bois, qu’eut lieu en réalité la bataille, de la façon la plus simple et la moins compliquée qu’on puisse imaginer. Le signal en fut donné des deux côtés par le feu de plus de cent pièces de canon. Puis, lorsque la fumée s’étendit comme un épais nuage, les deux divisions de Dessaix et de Compans se dirigèrent sur les « flèches », pendant que le détachement du vice-roi se portait sur Borodino. Il y avait une verste de distance entre ces « flèches » et la redoute de Schevardino où se tenait Napoléon, et plus de deux verstes, à vol d’oiseau, entre ces ouvrages avancés et Borodino. Napoléon ne pouvait donc pas se rendre compte de ce qui se passait sur ce point, car la fumée couvrait tout le terrain. Les soldats de la division Dessaix ne restèrent visibles que jusqu’à leur descente dans le ravin ; dès qu’ils y disparurent, la fumée, en redoublant d’épaisseur, déroba à la vue le versant opposé. De côté et d’autre se détachaient quelques points noirs, et brillaient quelques baïonnettes, mais, du haut de la redoute de Schevardino, il était impossible de préciser si les Russes et les Français étaient immobiles ou en mouvement. Les rayons obliques d’un soleil resplendissant éclairaient la figure de Napoléon, qui s’abritait derrière sa main pour examiner les ouvrages avancés. Quelques cris partaient du milieu de la fusillade, mais la fumée, toujours croissante, l’empêchait de rien distinguer. Il descendit du mamelon et se mit à marcher de long en large, en s’arrêtant de temps à autre, en prêtant l’oreille au bruit des détonations, et en jetant des regards sur le champ de bataille ; mais, ni de l’endroit où il se tenait dans ce moment, ni de la hauteur où étaient restés

  1. Une verste vaut 1 kilomètre 066. (Note du trad.)