Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme s’il ne comprenait pas le sens de la demande, et regardant le jeune et joli garçon, aux cheveux bouclés, qu’on lui avait envoyé : « Des renforts ? se dit-il à part lui… Que peuvent-ils avoir encore à me demander lorsqu’ils disposent de la moitié de l’armée sur l’aile gauche des Russes, qui n’est même pas fortifiée ? Dites au roi de Naples qu’il n’est pas midi, et que je ne vois pas clair sur mon échiquier ; allez ![1]  »

Le jeune et joli garçon soupira profondément, et, tenant toujours la main à la hauteur de son shako, retourna au feu. Napoléon se leva, et appela Caulaincourt et Berthier pour causer avec eux de choses qui n’avaient aucun rapport avec la bataille. Au milieu de la conversation, l’attention de Berthier fut attirée par la vue d’un général, monté sur un cheval couvert d’écume, qui se dirigeait vers le mamelon avec sa suite : c’était Belliard. Il descendit de cheval et s’approcha avec précipitation de l’Empereur, en lui démontrant, hardiment et à haute voix, la nécessité des renforts : il jurait sur l’honneur que les Russes étaient perdus si l’Empereur consentait à donner une division. Napoléon haussa les épaules, garda le silence et continua sa promenade, tandis que Belliard exposait avec véhémence son avis aux généraux qui l’entouraient.

« Vous êtes trop vif, Belliard, dit Napoléon ; on se trompe facilement dans la chaleur du combat. Allez, regardez et revenez ! »

Belliard venait à peine de disparaître qu’un nouvel envoyé arriva du champ de bataille.

« Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Napoléon du ton d’un homme agacé par des obstacles imprévus.

— Sire, le prince… commença à dire l’aide de camp.

— Demande des renforts, n’est-ce pas ? » s’écria Napoléon avec impatience.

L’aide de camp inclina la tête affirmativement. Napoléon se détourna, fit deux pas en avant, revint et appela Berthier.

« Il faudra leur donner des réserves, qu’en pensez-vous ? Qui enverrons-nous là-bas, à cet oison dont j’ai fait un aigle ?

— Envoyons la division de Claparède, Sire » répondit Berthier, qui connaissait par leur nom toutes les divisions, les régiments et les bataillons.

L’Empereur approuva d’un signe de tête ; l’aide de camp

  1. En français dans le texte. (Note du trad.)