Page:Tolstoï - Guerre et Paix, Hachette, 1901, tome 3.djvu/91

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tenir, mais la question par elle-même n’avait plus d’importance : ce n’était qu’un prétexte à discussions et à intrigues. Koutouzow le comprenait et ne se méprenait pas sur la valeur du patriotisme que Bennigsen déployait avec une insistance bien faite pour augmenter sa mauvaise humeur. En cas d’insuccès il comprenait que la faute retomberait sur lui, Koutouzow, pour avoir amené les troupes, sans combat, jusqu’à la montagne des Moineaux, et que, dans le cas où il refuserait d’exécuter le plan proposé par Bennigsen, l’autre se laverait les mains du crime d’avoir abandonné Moscou. Mais ces intrigues préoccupaient peu le vieillard en ce moment : un unique et menaçant problème se dressait devant lui, problème que jusqu’à présent personne n’avait pu résoudre : « Est-ce vraiment moi qui ai laissé arriver Napoléon jusqu’aux murs de Moscou ? Quel est donc l’ordre donné par moi qui a pu amener un tel résultat ? » se répétait-il pour la centième fois : « Était-ce hier soir, lorsque j’ai envoyé dire à Platow de se retirer, ou était-ce avant-hier, lorsque, à moitié endormi, j’ai ordonné à Bennigsen de prendre ses dispositions ? Oui, Moscou doit être abandonné, les troupes doivent se replier, il faut s’y résigner. » Et il lui semblait aussi terrible de prendre cette résolution que de se démettre de ses fonctions. Car, à part le pouvoir qu’il aimait, auquel il était habitué, il se croyait surtout destiné à la gloire de sauver son pays : n’était-ce pas là ce qu’avait eu en vue l’opinion publique en demandant sa nomination, contrairement au désir de l’Empereur. Il se croyait seul capable de commander l’armée dans ces circonstances critiques, seul capable de lutter sans terreur contre son invincible adversaire, et pourtant il fallait prendre un parti, et mettre un terme aux conversations inopportunes de son entourage. Appelant à lui les plus anciens généraux, il leur dit :

« Bonne ou mauvaise, ma tête doit s’aider elle-même !… » Et, montant en voiture, il retourna à Fili.

IV

Le conseil de guerre se réunit à deux heures dans la plus spacieuse des deux isbas qui appartenaient à un nommé André Sévastianow. Les paysans, les femmes et de nombreux enfants