Page:Tolstoï - Hadji Mourad et autres contes.djvu/150

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tout proche, et quand les chanteurs se taisaient on entendait le bruit régulier des pas des soldats et le cliquetis des armes, qui semblaient un fond sur lequel commençait et s’arrêtait la chanson. La chanson que chantait la cinquième compagnie, celle de Boutler, avait été composée par un junker à la gloire du régiment et se chantait sur un motif de danse, avec le refrain : « C’est autre chose, c’est autre chose, les chasseurs, les chasseurs ! »

Boutler fit avancer son cheval à côté de son chef hiérarchique, le major Pétroff, chez lequel il demeurait, et il ne pouvait assez se réjouir de sa décision de sortir de la garde et d’aller au Caucase. La raison principale qui l’avait fait quitter la garde était qu’il avait perdu aux cartes, à Pétersbourg, une somme telle qu’il ne lui restait plus rien. Il avait eu peur de n’avoir pas la force de résister à la tentation du jeu, en restant à la garde, or il n’avait plus rien à perdre. Maintenant tout cela était terminé : il y avait une autre vie, et une vie belle, courageuse. Maintenant il avait complètement oublié sa ruine et ses dettes impayées ; le Caucase, la guerre, les soldats, les officiers, l’ivrogne, brave et courageux major Pétroff, tout cela lui semblait maintenant si bien que, parfois, il ne pouvait croire qu’il n’était plus à Pétersbourg, ou dans cette salle enfumée où il pontait, plein de haine pour le croupier et sentant une douleur qui lui meurtrissait la tête, mais qu’il était ici, dans ce pays merveilleux, parmi ces braves Caucasiens. Le major vivait maritalement avec la