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LA MÈRE


I

Aujourd’hui, 3 mai 1857, je commence un nouveau journal. Il y a longtemps que j’ai interrompu l’ancien, et ce que j’ai écrit ne me satisfait pas : trop de fatras inutile en moi, beaucoup de sentimentalité, et des choses tout bonnement stupides : l’amour pour Ivan Zakaritch, le désir de se glorifier, d’aller au couvent…

Tout à l’heure j’ai relu quantité de choses charmantes, que j’ai écrites vers l’âge de quinze ou seize ans. Maintenant c’est une autre affaire, j’ai vingt ans et j’aime, j’aime réellement, et je m’admire, j’aime sans me stimuler par la crainte que ce n’est pas le véritable amour, que ce n’est pas ainsi qu’on aime véritablement, que je n’aime pas assez. Au contraire, j’aime avec la crainte que c’est vrai, fatal, que j’aime trop et que je ne puis, que je ne puis… ne pas aimer. Et j’ai peur. Il y a en lui, dans son visage, dans le son de sa voix, dans chacune de ses paroles, quelque chose de sérieux, de solennel, bien qu’il soit très gai, qu’il rie tout le temps et qu’il sache tout présenter d’une façon gracieuse, spirituelle et drôle. Drôle pour tous et pour moi ; drôle et en même temps solennelle.