Page:Tolstoï - Histoire d’un pauvre homme.djvu/28

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discussion, ils se parlaient à voix basse de leurs affaires.

― Moi, disait Doutlof, j’ai été pendant dix ans maire, j’ai souffert deux fois de l’incendie, personne ne m’est venu en aide ; et parce que ma famille est l’une des plus tranquilles, que nous sommes unis, on veut nous ruiner ! Rendez-moi mon frère qu’on a fait soldat. Il est probablement mort depuis longtemps, loin de son pays. Soyez justes et jugez selon Dieu et la vérité, ne prenez pas en considération les paroles des ivrognes.

— Ton frère a été fait soldat, non pas parce que le sort l’a désigné, mais parce qu’il était un vaurien. Aussi les maîtres, pour s’en débarrasser, l’envoyèrent au régiment.

Un paysan, maladif et irritable, entendit ces paroles, fit un pas en avant et dit :

— C’est toujours ainsi. Les maîtres désignent qui bon leur semble. Pourquoi nous appellent-ils donc et nous demandent-ils de choisir nous-mêmes nos candidats ?… Est-ce de la justice, cela ?

Un des pères, dont le fils était déjà désigné, dit en soupirant :

— Que veux-tu ? c’est toujours ainsi !

Il y avait aussi, dans la foule, des bavards qui ne se mêlaient de la querelle que pour le plaisir de parler. Un tout jeune paysan, entre autres, saisissant au vol les dernières paroles de Doutlof, s’écria :

— Il faut juger en vrais chrétiens. C’est en chrétiens qu’il faut juger, mes petits frères !

— Il faut juger selon sa conscience, répondit un autre. La volonté des maîtres a été cause que ton