Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/128

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gloire du particulier et le tout de l’homme… rien, non, rien, ce nous semble, n’est mieux fait pour provoquer un secret et nauséabond dégoût, rien pour vous faire trouver dans un bœuf des prés, dans un âne des champs, un animal plus spirituel et plus aimable, un semblable si l’on veut, pas plus bête, mais bien moins sot que ceux-là. Ah ! fi des époussoirs habillés ! et quand donc viendra le temps où, devant le ridicule que l’opinion épargne encore à ces crinières modèles pour le déverser bien souvent sur des travers douteux ou même honorables, elles n’oseront plus se faire voir qu’à leur vraie place, dans la montre des coiffeurs artistes, entre une enseigne Piver et un flacon Macassar ! Quand viendra le temps où, tout au moins, de ces nullités velues, de ces austères de parade, de ces pattus muets qui singent l’âme forte et le génie incompris, nous remonterons jusqu’au simple fat de qui la vanité frivole et sans hypocrisie ne se passe d’ailleurs ni d’esprit, ni de grâce, ni de gaieté, parce qu’encore est-il qu’il vise à séduire tout autant qu’à paraître ! Pour nous, entre le papillon et le bouc, et en fait d’agrément, notre choix n’est pas douteux. Et puis voici la cloche du souper, adieu la morale et adieu les dégoûts !

Ohé ! souper modèle aussi ! souper monstre ! truites et grives, bécasses et chevreuil, bœuf et chamois, toutes les sauces de l’alphabet, et, comme pour relever ces somptuosités par les saveurs du contraste, de jolis plats épars où, verts et croquants comme si on les cueillait à la tige, de tout petits haricots amorcent le palais blasé, tendent de doux pièges à l’appétit pas encore défaillant, mais dégrossi et plus disposé à distinguer et à choisir… Par malheur tout ceci se consomme précipitamment, au bruit crépitant de sommeliers par douzaines et au vacarme infernal d’une machine perfectionnée. C’est une caisse en bois, un buffet tout entier, qui, à chaque service, à chaque plat, à chaque impatience soudaine d’un quelconque des douze sommeliers hâtifs, descend à grand orchestre dans l’étage inférieur, pour remonter sur l’aile asthmatique d’une vis essoufflée que fait tourner une manivelle rauque. Tant de mécanique angoisse et de soubresauts coup sur coup finissent par donner, à la lueur des flambeaux surtout, une impression de danse macabre, en sorte que quand tout est fini l’on est bien soulagé.

Le Valais est, comme on sait, en pleine régénération, et Martigny est le centre lumineux d’où rayonnent sur le pays les bienfaits d’une civilisation radicale. Aussi pensons-nous qu’il faut voir dans cette machine assourdissante, tout comme dans la scierie de Pisse-Vache, un produit et un symbole tout ensemble de ce progrès qui envahit cette contrée, et qui