Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

riant alors ! Mais où donc se loge la foule de pèlerins ? Dans tout l’endroit il n’y a d’habité que la cantine de Nant-Bourant, qui est située au-dessus de l’escarpement, à l’entrée des gorges du Bonhomme. Nous y arrivons transis.

Cette cantine de Nant-Bourant est une sorte d’auberge tenue par des Philémon et Baucis. À peine, de leurs hauteurs, ils ont vu de loin tout l’Olympe s’acheminer vers leur seuil qu’un pauvre mouton en a pâti. Il est là, immolé et sanglant, et, tout homérique qu’il soit, ce spectacle n’en est pour cela ni doux ni attrayant. Nous entrons dans la cabane : vieux, vieilles et marmots, tout est à l’œuvre, tout met la nappe ou fait cuire du mouton ; nous-mêmes, nous aidons aux préparatifs, surtout à regarder cuire, parce que ça réchauffe. Cependant les questions vont leur train, les histoires arrivent à la file, et Jean Payod rapporte de dehors la nouvelle que le ciel tire sur le beau, sauf le vent qui est au médiocre, en sorte que, pour bien dire, c’est demain soir qu’on saura le temps qu’il aura fait. Pour l’autre guide, celui de Saint-Gervais, il assure qu’il fera beau, et il assure aussi qu’il fera mauvais, comme on veut, au goût des gens, à la convenance des personnes.

À la fin tout est prêt, et nous sommes introduits dans une salle à manger où pendent à la muraille tous les quadrupèdes de l’arche, gravés dans le temps et enluminés conforme. Entre ces quadrupèdes, des saints et des saintes, un crucifix, et puis cette grande page sur l’Éternité qu’on trouve dans presque tous les cabarets de Savoie, pour rappeler aux buveurs qu’ils ne boiront pas toujours. Outre ces ornements caractéristiques, une horloge de la forêt Noire sonne le temps d’une voix grave, lente, solennelle, et par deux, par trois fois à chaque heure, à chaque quart, avec une importune instance, comme pour dire que le sépulcre est proche et que la mort s’impatiente. Au surplus, est-il possible de méconnaître dans ces images, dans cette sonnerie, dans ces quadrupèdes demi-fabuleux, d’humbles mais significatifs emblèmes de Dieu, du temps, de l’univers, de ces trois centres de poésie vers lesquels gravitent en tout temps l’esprit et le cœur de l’homme ; et n’est-il pas curieux, intéressant que, pour satisfaire aux besoins de ce primitif instinct, de petits marchands forains aillent porter jusque dans les chaumières les plus écartées de ces montagnes des enluminures de fabrique et des horloges de la forêt Noire !

Le souper est exquis suffisamment, la couchée laborieuse, mais tout vient à point, les puces aussi. C’est la coutume des puces dans ces montagnes que d’affluer dans les cabanes pour s’y jeter de préférence sur