Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/168

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Nous avons en vue le Bonhomme : c’est cette aspérité rocheuse qui, dans le dessin que nous donnons en tête de cette journée, rompt la ligne de la dernière montagne que l’on voit à gauche. Selon les guides, madame Bonhomme est comprise dans cette aspérité ; ils l’y distinguent parfaitement. Au bas de cette montagne, dans le creux, on a atteint le sommet du premier col, qui est séparé du second par la traversée. Cette traversée, le plus dangereux endroit du passage dans les mauvais temps, est un sentier en corniche qui coupe obliquement des pentes plutôt sauvages que bien terribles à voir. Avant de s’y engager, l’on admire en se retournant une vue d’un grand caractère. C’est, dans un encadrement de rochers, les contre-forts du mont Blanc, dont les majestueuses arêtes se découpent de profil les unes sur les autres, et tandis qu’en face le Buet élève dans les cieux son dôme argenté, tout près, le lac Jovet coupe du tranquille niveau de son eau profonde les lignes tourmentées d’une montagne sourcilleuse. Il faut que le contraste soit par lui-même une belle chose, car l’on ne saurait s’imaginer combien paraît agréable et frappante en même temps la paix de cette surface azurée, au milieu des déchirements sans nombre qui l’entourent de toutes parts.

À mesure qu’on chemine la nudité des aspects va croissant ; bientôt l’on ne distingue plus dans tout l’horizon ni une forêt, ni un arbre, mais seulement des chaos de sommités chenues dont les bases sont masquées par les croupes les plus prochaines de la montagne que l’on parcourt. Deux aigles qui planent à notre gauche semblent être les rois solitaires de ces palais déserts, et c’est un attachant spectacle que de les voir tournoyer avec une majestueuse lenteur autour de leur aire inaccessible. Pourquoi l’aigle, au lieu d’être l’emblème de l’impériale majesté, n’est-il pas celui de la liberté inattaquable, de l’indépendance au-dessus des clameurs et au-dessus des atteintes, et quel rapport a donc cet oiseau, qui plane affranchi dans les déserts du ciel, avec cet être tout garrotté de soins, d’inquiétudes, de dignités ou d’étiquette qu’on appelle empereur ?

Nous arrivons au sommet du col supérieur. Ici deux routes se présentent. L’une, plus facile mais plus longue, conduit au col de la Seigne par le Chapiu, et, si nous la prenons, nous allons commencer à redescendre. L’autre, plus courte et moins sûre, passe par le col des Fours ; c’est une sommité à demi recouverte de glaces, qui touche directement aux épaulements du mont Blanc, et tous nous sommes désireux de la choisir. Par malheur le ciel, déjà couvert de nues dès ce matin, s’est assombri de plus en plus, et les glaces justement ont une physionomie de mate pâleur qui