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qu’il soit brave, je ne suis pas pour te contrarier. — Et qu’entendez-vous par brave ? — J’entends celui qui fait fructifier la famille dans l’endroit pour la transmettre bonifiée à ceux d’après. Depuis un quart de siècle et plus haut encore, tous les Morel font bonne fin.

— Et vous venez du couvent ? — Bien sûr. J’avais toujours eu l’envie d’y venir prier, si bien que, chaque année, j’en rendais témoignage au Père qui fait la quête. L’autre nuit donc, ayant le rein pris, comme vous savez que la marche remet, j’ai dit en moi-même : Tobie, il te faut profiter d’y aller. Alors m’étant levé sur six heures, j’ai dit à la femme, sachant qu’elle serait mal contente : Pas de raisons, c’est résolu, je vas au couvent : avant cinq jours je serai de retour. Sur quoi je suis parti, et me voilà. Là-haut ils m’ont fourni d’images, et je leur ai dit : À la quête prochaine si vous allez descendre chez Jean Morel et pas chez moi, j’en aurai rancune. Le quêteur m’a promis, et bien sûr que je lui verserai de mon meilleur ! »

Tel est le discours de Tobie Morel, non pas inventé, non pas changé, mais recueilli textuellement et sur le chemin même, pour servir de preuve à ce petit adage que nous hasardâmes dans notre relation de l’an passé : Tous les paysans ont du style, adage qui revient au fond à cet autre plus généralement accepté : J’apprends tout mon français à la place Maubert. Et, en effet, si, bien dire, c’est s’exprimer avec une propriété sentie, avec une justesse pittoresque et animée ; si, avoir du style, c’est, à tous les degrés, se peindre, soi, dans ses façons de parler, peut-on dire mieux que Tobie Morel, et allier à autant de clarté plus de naturel ? Et au lieu qu’on se lasse souvent de l’entretien d’un beau parleur qui revêt des idées même heureuses de formes conventionnellement irréprochables, peut-on s’ennuyer dans la compagnie d’un paysan qui présente les siennes, même communes, sous des formes frustes et inapprises, mais expressives et trouvées, en telle sorte que sa parole n’est plus guère que du sens, mais franc, natif, et comme transparent d’ingénuité ? Certainement non, et mille fois nous en avons fait l’épreuve.

Mais ce qu’il convient de remarquer, c’est que le mot de Malherbe s’applique désormais avec plus de justesse peut-être aux hameaux, aux cantons retirés, et en particulier à quelques localités de la Suisse romande, qu’à la place Maubert. Car, certes, ce français dont parlait Malherbe, ce ne sont ni les jurons, ni les termes poissards qu’emploie le bas peuple, mais bien et uniquement ses façons vives, éloquentes, pittoresques de dire des choses simples ou communes ; ses saillies d’expression, ses