Page:Topffer - Nouveaux voyages en zigzag Grande Chartreuse, 1854.djvu/283

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vêtement lacéré un gazon maigre et interrompu par places ; je vois des arbres d’une seule sorte, qui le long des rampes les moins stériles ont fait monter leurs rejetons jusque par-dessus ces mamelons dont ils couronnent la crête de leurs troncs innombrables : et, certes, il y a dans tout ceci assez d’harmonie dans les couleurs, assez de grâce dans les formes, assez d’éclat et de majesté dans ces cimes noires et pressées qui se balancent sur un ciel tantôt riant, tantôt sourcilleux, pour que, rien que par les sens déjà, j’admire, je goûte, je jouisse. Mais, en outre, ce sol sablonneux et pailleté, ces déchirures, cette stérilité, ont une cause naturelle que j’entrevois dans le travail visible du fleuve ou du torrent ; cette solitude, cet incessant assaut des arbres sauvages, cette magnifique mêlée des rameaux qui s’enchevêtrent ou se fuient ou se menacent librement, toutes ces circonstances se rapportent à l’absence de l’homme, qui a fui ces landes ingrates pour aller arroser de ses sueurs des champs qui rendent et des sillons qui récompensent. Et si les couleurs, les formes, les apparences, en un mot, de cette campagne sont bien comme les signes, comme la langue elle-même, qui, en me disant toutes ces choses, éveille en moi le sentiment, remue la pensée, secoue la réminiscence, ne suis-je pas passé désormais de la jouissance des sens à celle de l’esprit, et qui pourra dire alors jusqu’où, d’impression en impression, cette jouissance de l’esprit pourra être portée ? Qui pourra dire jusqu’où il appartient au peintre, s’il sait parler cette langue, en choisir, en assortir, en embellir les accents, d’enchanter et de ravir mon âme ? Ainsi, plus on y réfléchit, plus on s’observe soi-même, et plus l’on demeure convaincu que la peinture est, non pas une représentation mais un langage ; qu’un paysage est, non pas une traduction mais un poëme ; qu’un paysagiste est, non pas un copiste mais un interprète ; non pas un habile diseur qui décrit de point en point et qui raconte tout au long, mais un véritable poète qui sent, qui concentre, qui résume et qui chante.

Et à ce point de vue, pour le dire en passant, l’on s’explique aussitôt et pleinement pourquoi l’on voit si souvent le paysagiste, qui est donc au fond un chercheur de choses à exprimer bien plus qu’il n’est un chercheur de choses à copier, dépasser tantôt une roche magnifique, tantôt un majestueux bouquet de chênes sains, touffus, splendides, pour aller se planter devant un bout de sentier que bordent quelques arbustes étriqués ; devant une trace d’ornières qui vont se perdre dans les fanges d’un marécage ; devant une flaque d’eau noire où s’inclinent les gaulis d’un saule tronqué, percé, vermoulu… C’est que ces vermoulures, ces fanges, ces