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loue ici une grande barque de voiture qui portera jusqu’à l’autre frontière de la principauté tous ceux qui ne peuvent pas entrer dans notre voiture de secours. Le contrat passé, nous partons sans retard ; car sept lieues encore nous séparent de Nice, où nous voulons arriver ce soir.

Ah ! quelle route, quelle contrée, quel bon petit territoire accidenté, feuillu, odorant, quel pocket et comfortable royaume ! Tout y paraît disposé pour le plus grand plaisir des yeux, et des montagnes hautes et boisées qui semblent ici évaser, là-bas aplanir, plus loin cintrer leurs flancs pour mieux enserrer ce paradis. Cette jolie principauté a du reste des frontières naturelles parfaitement tracées ; elle a ses golfes aussi, ses îles, son port, ses routes, ses forêts ombreuses, ses rochers sauvages, ses climats tièdes, frais ou ardents, et des orangers en fleurs, des citronniers au brillant feuillage, décorent tout ce que n’ombragent pas des bouquets de platanes, de caroubiers, de chênes verts. Enfin, au-dessus de ce riche espalier, des rampes verdoyantes, des cimes majestueuses.

Arrivés à l’autre frontière, qui se trouve être sur une sommité, il nous reste à faire trois lieues de descente pour arriver à Nice. M. Töpffer congédie la voiture de Mentone, et comme il a été fort content du postillon, il lui offre cinq francs de bonne-main. Mais celui-ci lui répond qu’il veut rire. M. Töpffer proteste qu’il n’a pas la moindre intention de rire, et qu’au contraire jamais il n’a été plus sérieux. « Allons donc ! avec vos cinq francs ! — Vous ne les voulez pas ? — Non. — Comme il vous plaira. » Alors le postillon, changeant de ton, insulte, menace, parle du commissaire. « Allons-y, dit M. Töpffer, je ne demande pas mieux vraiment. » Et les voilà en recherche du cadi, que l’on trouve juché dans une chambre haute, petit chenil seigneurial avec paperasses et écritoire.

M. Töpffer a de la peine à découvrir le commissaire parmi ces paperasses. C’est en effet un tout petit gros homme oblong, qui dépasse seulement du menton une grande table recouverte d’un tapis. Il est d’ailleurs encadré dans quatre ou cinq grands in-folio de registres qui le masquent presque entièrement. Le postillon expose son affaire mielleusement et chapeau bas. « Monsieur le commissaire sentira, dit-il, que traîner quinze personnes ce n’est pas peu de chose. D’ordinaire six, huit au plus… mais quinze ! » Après quoi le petit commissaire se ramasse en pelote pour digérer sa pensée, qu’il ne tarde pas à expectorer en ces termes, avec un timbre rominagrobis :

« Cocher, monsieur me paraît un homme raisonnable (M. Töpffer s’incline), et votre raisonnement me paraît à peu près dénué de raison. Il