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aussi peu mélancolique que dans cette retraite, où aucun objet ne contraste avec la sombre idée du prochain anéantissement du corps, et où tout au contraire s’y associe et s’y assortit. C’est l’ensemble ici, et non pas le spectacle seulement de quelques tombes, qui produit sur l’âme une forte et grande impression de tristesse ; et quand du milieu des légèretés et des plaisirs de la vie mondaine on se trouve transporté soudainement au sein de ce séjour de nue piété et de lugubre renoncement, l’on ne peut se défendre d’éprouver un trouble respectueux et une religieuse terreur.

Destinée étrange que celle de l’homme ! La vie lui est donnée, et il est un insensé s’il s’y attache, puisqu’elle va lui être retirée. La mort lui est imposée irrévocablement, et il est un insensé encore s’il y sacrifie la vie, puisqu’elle est un bienfait de Dieu !… Que faire donc ? et comment concilier cette contradiction fatale, comment caresser tout ensemble et la vie et la mort ? Hélas ! c’est là l’équilibre où il n’est donné à aucun homme d’atteindre ! Mais, certes, entre ceux-là qui disposent toutes choses comme s’ils devaient toujours rester dans ce monde, et ceux qui, comme les Chartreux, disposent toutes choses comme s’ils l’avaient déjà quitté, la palme de la folie n’appartient-elle pas réellement aux premiers ?

Après avoir visité le couvent, nous tournons vers le réfectoire, où la table est mise et le repas servi : repas maigre de tout point, car si d’une part saint Bruno a assujetti sa cuisine à un maigre éternel, d’autre part les Chartreux d’aujourd’hui sont trop pauvres pour pouvoir éluder les austérités de la règle au moyen de la qualité et de la variété des mets et des assaisonnements. Notre morue, notre riz nous sont servis par un grand monsieur vêtu de noir, de qui les manières comme il faut et la conversation de bon goût forment un singulier et presque gênant contraste avec l’office subalterne qu’il remplit auprès de nous. Nous apprenons plus tard que ce monsieur, qui appartient à une excellente famille, a quitté une position avantageuse pour se faire Chartreux, et qu’à cet effet il accomplit l’un après l’autre tous les degrés du noviciat. En vérité, des choses si étranges et pourtant si respectables à quelques égards font songer qu’en toute carrière il y a des don Quichotte, comme en tout temps et en tout Toboso il y a des Sancho Panza.

Après souper, par une belle et fraîche soirée, nous allons faire un pèlerinage à la chapelle de saint Bruno. Elle est située à trois quarts d’heure environ de la Grande Chartreuse, dans une sorte de clairière environnée de bois épais. Tout en nous y rendant, nous venons à découvrir les réservoirs dans lesquels les Chartreux d’autrefois entretenaient pour leur ordi-