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Bouquet se tait quelques instants, et puis l’idée qu’il fait aujourd’hui une journée de vingt sous l’a bientôt remis en état de fête ; et ce qui rend son affaire plus comique, c’est la longanimité avec laquelle, tout en chantant, tout en cabriolant, il rajuste et reboutonne un reste de culotte qui tend à chaque instant à se détacher de sa personne.

Cet homme est comme beaucoup d’autres demi-crétins que nous avons pu observer dans nos vallées de Suisse ou de Savoie. Le crétinisme, c’est-à-dire la lenteur, la lourdise, l’impuissance d’agir et d’exécuter, réside encore plus dans les organes que dans les facultés, dans une incapacité physique plus encore qu’intellectuelle. Bouquet, capable seulement de porter, à peine intelligible, tant son langage est informe et sa prononciation embarrassée, n’en est pas moins une créature sensée et raisonnable ; ses idées, extrêmement bornées, sont toutes justes, et un sens moral et religieux très-développé leur imprime un caractère intéressant d’élévation. Qui donc ne serait touché de voir ce pauvre homme, si disgracié, si misérable, moqué des enfants, tourmenté des vauriens, et qui n’a ni famille, ni logis, tirer courage, tirer consolation, contentement de cette seule et pieuse idée qu’il faut prendre patience pour gagner le ciel ! Combien de philosophes qui n’en sont pas là ! Combien de gens d’esprit qui voudraient y être !

Aussi, le soir de ce jour, il sera donné à Bouquet un franc pour le prix convenu, et puis, pour bonne main, cinq francs. À la vue de l’écu, Bouquet perd la voix de surprise, de bonheur. Mais après qu’il nous a quittés, sa joie éclate, et on l’entend dans les bois qui regagne en chantant les hauteurs de Samiers.

Nous allons coucher chez madame Mollart, qui a cinq mentons et trois brassées de pourtour.