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— Je pense, répondis-je, que Télémaque fut bien heureux d’en être quitte pour avoir bu l’onde amère.

— Vous ne comprenez pas ma question, reprit M. Ratin. Télémaque était amoureux de la nymphe Eucharis ; or l’amour est la passion la plus funeste, la plus méprisable, la plus contraire à la vertu. Un jeune homme qui aime s’adonne au relâchement et à la mollesse ; il n’est plus bon à rien qu’à soupirer auprès d’une femme, comme fit Hercule aux pieds d’Omphale. Le procédé du sage Mentor était donc le plus admirable entre tous pour arrêter Télémaque sur les bords de l’abîme. Voilà, ajouta M. Ratin, ce que vous auriez dû me répondre.




C’est de cette façon indirecte que j’appris que mon cas était grave, et que j’avais déjà bien dévié de la vertu ; car j’aimais Estelle tout aussi évidemment à mes yeux, que l’autre, Eucharis. Je résolus donc, à part moi, de combattre un sentiment si coupable, et qui pouvait tôt ou tard m’attirer quelque catastrophe, à en juger du moins d’après l’admiration que M. Ratin professait pour le procédé de Mentor.

Le discours de M. Ratin m’avait fait d’ailleurs une grande impression, bien moins pourtant par ce que j’en pouvais comprendre que par ce que j’y trouvais d’obscur et de mystérieux. En même temps que, pour être sage et ne pas tomber dans l’abîme, je réprimais une bien innocente ardeur, mon imagination s’attachait aux paroles sinistres de M. Ratin pour en pénétrer le sens, et pour y chercher des révélations.

Ce fut là mon premier amour. S’il n’eut pas de suite, vu sa nature tout imaginaire, la façon dont il fut refoulé par le discours de M. Ratin a imprimé à mes autres