Page:Touchatout - Le Trombinoscope, Volume 3, 1873.djvu/84

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

faillit être victime de ces goûts étranges. Il avait avalé une loupe qu’un de ses oncles, qui était bijoutier, avait oublié de remettre dans sa poche. Pendant quelques jours tout s’était bien passé ; mais vers le commencement de la seconde semaine la loupe, après avoir voyagé un peu partout, s’engagea dans les intestins, parcourut le côlon et vint se fixer avec tant de précision à l’orifice du fondement qu’elle le ferma hermétiquement. Ainsi enchâssée, avec son verre convexe, la loupe donnait à l’anus l’aspect d’un gros œil constamment ouvert. — Nous n’avons pas besoin de détailler ici les rapides perturbations que cet incident apporta dans l’économie du héros de l’aventure. Il y a certaines fenêtres pour lesquelles l’art de la vitrerie n’est point un progrès. — Le onzième jour, le malaise augmentant, on envoya chercher un médecin qui posa au malade les trois questions sacramentales : « Voyons la langue ?… Où souffrez-vous ?… Y a-t-il longtemps que… ? » Douze jours !… répondit, à cette dernière interrogation, l’homme à la fourchette. — Diable !… reprit le docteur, c’est grave !… et il prescrivit un fort lavement au sel. — Une demi-heure après, le garçon pharmacien, qui avait été chargé d’administrer le remède, s’avançait bravement en croisant la canule, quand tout à coup, au moment où il ajustait, il poussa un cri de terreur et s’évanouit. Il venait d’apercevoir un œil formidable qui le fixait d’un air menaçant ; — on retourna chercher le docteur pour lui faire part de ce nouveau cas. Pendant ce temps, l’homme à la fourchette était resté étendu sur le ventre, les couvertures rejetées de côté dans l’attitude de la résignation. Le docteur s’approcha et lui demanda où il souffrait. — Là, répondit le patient, en posant son doigt sur le verre de la loupe. Le médecin s’avança encore pour examiner de plus près le point qui lui était indiqué. Quand il eut le nez presque dessus, il dit : C’est singulier, voilà que vous avez mal à l’œil maintenant !… Il remarqua bien que les joues du malade s’étaient un peu boursouflées depuis une heure ; mais il mit cela sur le compte de la fièvre. — Il essaya de faire jouer la paupière sur le globe de l’œil ; mais c’était très difficile, il y avait beaucoup de raideur. — Alors il replia deux doigts de sa main droite et présentant les trois autres devant l’œil ouvert, il demanda à son client : Combien voyez-vous de doigts là ? — Je ne vois rien, répondit une voix étouffée qui partait de dessous le traversin. — Le docteur se releva magistralement et dit à la famille rassemblée : Je crois que l’œil est perdu, il faut envoyer chercher un oculiste. — L’oculiste arriva à son tour, examina l’œil attentivement et prescrivit un collyre qui ne produisit aucun effet. — Le lendemain enfin, on se rendit compte des causes de cet accident et l’on envoya chercher un vitrier qui, à l’aide de son diamant, coupa le verre de la loupe tout autour. L’homme à la fourchette était sauvé !… — Il semblait que cette aventure dût le guérir de son funeste penchant ; il n’en fut rien. Il n’en continua pas moins à avaler entre ses repas des boutons de manchettes, des clefs de montre