Page:Tourgueneff - Récits d un chasseur, Traduction Halperine-Kaminsky, Ollendorf, 1893.djvu/98

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« Je vous dirai franchement que je ne sais comment je ne suis pas devenu fou. Je sentais bien que ma malade se tuait, qu’elle avait le délire, je savais que si elle n’eût pas été au moment de mourir elle n’aurait pas pensé à moi ; c’est que cela paraît dur de mourir à vingt-quatre ans sans avoir aimé. Voilà le sentiment qui lui tenait le cœur. Voilà pourquoi, dans son suprême désespoir, Alexandra s’en prenait au moins à moi. Comprenez-vous, maintenant ?… Elle ne me laissait pas me dégager de ses bras. « Ayez pitié de moi, Alexandra Andréevna ; ayez pitié de vous-même, » lui disais-je sans cesse. « Et à quoi bon, me répondait-elle, puisque je dois mourir ? Ah ! si j’avais à vivre encore, si je devais appartenir au monde, je rougirais. ― Mais qui vous a dit que vous mourriez ? ― Eh ! mon ami, tu ne sais pas mentir, regarde-toi donc ! ― Vous vivrez, Alexandra Andréevna, je vous guérirai. Nous irons demander à votre mère sa bénédiction, nous serons unis et heureux… ― Non, non, j’ai ta parole : je dois mourir, tu me l’as promis toi-même. »

« Je me sentais amer et j’avais bien des causes d’amertume. Quelles étranges choses peuvent arriver ! Un détail misérable et pourtant dou-