Page:Tourgueniev - Dimitri Roudine, 1862.djvu/235

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malades. Il y avait de plus en moi, probablement à cause d’un amour-propre excessif ou par suite de l’organisation défectueuse de mon être moral, un obstacle incompréhensible et insurmontable entre mes sentiments, mes idées et l’expression de ces sentiments et de ces idées. Lorsque je me décidais violemment à vaincre cet obstacle, à faire tomber cette barrière, toute ma personne prenait l’empreinte d’une tension pénible. Non seulement je paraissais affecté et guindé, je l’étais réellement ; je sentais cela, et me hâtais de rentrer en moi-même. Un trouble épouvantable s’élevait alors dans mon for intérieur. Je m’analysais jusqu’à la dernière fibre, je me comparais aux autres, je me rappelais les moindres regards, les moindres sourires, les moindres paroles de ceux devant lesquels j’avais voulu briller ; je prenais tout dans le mauvais sens ; je riais amèrement de ma prétention d’être « comme tout le monde, » et au milieu de mon rire je m’affaissais tout à coup, je tombais dans un découragement inepte ; en un mot, je m’agitais sans relâche, comme l’écureuil dans sa roue. Je passais des journées entières à ce travail infructueux et maussade. Et maintenant dites vous-même, dites, de grâce, à quoi un homme pareil peut être utile ! Pourquoi en est-il ainsi de moi ? Quel est le motif de ces sombres tracasseries intérieures ? Qui le sait ? qui me le dira ?

Je me souviens que je pris un jour la diligence pour aller à Moscou. La route était bonne, et pourtant