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’ D’UN SEIGNEUR RUSSE. 7

caractère doux et enjoué, qui chantonnait sans cesse en ’ j jetant des regards rapides de vingt côtés à la fois ; il parlait un peu· du nez, clignait en souriant de ses yeux bleu clair et portait souvent la main à sa barbe disposée en pointe à la ; mode juive. Il marchait à grands pas sans nulle apparence de hâte, s’appuyant très-légèrement sur un long et mince bâton. Dans le cours de la journée nous échaugeâmes quelques paroles, lui et moi ; il me rendait sans servilité une foule’de j petits services ; mais dans ses allures autour de son maître, l’homme montrait toutes les prévenances d’une. vieille bonne. La chaleur du jour nous étant devenue insupportable, il nous mena à sa case, en plein fourré ; il nous introduisit dans un f carré où séchaient appendues des herbes aromatiques recueil-Llies en bouquets ; il nous fit deux lits de foin frais, puis il se passa par-dessus la tête une espèce de sac en filet, pritjun couteau, un pot et un bout de latte amincie, et se rendit à sa ruche pour nous conquérir un rayon de miel. Nous bûmes un beau miel fluide et ambré comme nous aurions bu de l’eau de source, et nous nous endormîmes au bourdonnement des abeilles ·et au frôlement des feuilles du bois. Un petit coup de vent me réveilla.... J’ouvris les yeux et vis Kaliuytch assis sur le seuil de la porte en trou verte, essayant de faire avec son couteau des cuillers de bois pour de grandes occasions comme celle-ci. Je contemplai avec ravissement pendant un gros quart d’heure ce bon visage d’homme simple et primitif, ce front serein comme un beau coucher de soleil d’automne. M. Poloutykine étant venu à s’éveiller à son tour, nous partîmes. J’avais été le mieux partagé dans la hutte, grâce à un genre de jouissance que je sais me donner : il est délicieux, à mon sens, après une longue course et un sommeil de chasseur, de demeurer, les yeux ouverts, immobile sur une excellente couche de foin ; le corps est doucement affaissé au repos, le visage a le rouge de la pivoine avec un grand éclat de vie, l’œil est tout chargé d’une molle et voluptueuse paresse. Nous recommençâmes à battre les champs et les taillis. A notre rentrée, le soir, nous soupàmes comme tout A le monde ne soupe pas, même à la campagne. Tout en soupant je parlai de nouveau de Khor, et surtout de Kalinytch ;