Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/127

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leurs, fit sa connaissance, en devint amoureux et demanda sa main. Elle consentit à ce mariage ; et, six ans après, il mourut en lui léguant toute sa fortune. Anna Sergheïevna resta un an sans quitter la province ; puis elle partit avec sa sœur pour un tour d’Europe, mais elle se contenta de visiter l’Allemagne ; bientôt fatiguée de voyager, elle regagna son cher village de Nikolskoïe, situé à peu de distance de la ville de X… Sa maison de campagne était vaste, richement meublée et entourée d’un magnifique jardin avec orangerie : son défunt mari aimait à vivre grandement. Anna Sergheïevna allait rarement à la ville et seulement pour affaires et n’y restait jamais longtemps. On ne l’aimait pas dans le gouvernement[1] ; son mariage avait fait beaucoup crier. Il circulait sur elle des histoires de l’autre monde, comme, par exemple, qu’elle avait aidé son père dans ses manœuvres de joueur, que son voyage hors du pays avait eu lieu pour dissimuler les tristes suites…

— Vous comprenez de quoi ? » ajoutaient les bonnes âmes. « Elle a passé par l’eau et par le feu, » disaient d’autres personnes ; et un plaisant de la ville qui croyait avoir le privilège des bons mots, ajoutait ordinairement : « C’est-à-dire à travers tous les éléments. » Tous ces bruits ne lui étaient pas inconnus ; mais ils lui entraient par une oreille et sortaient par l’autre ;

  1. La Russie est divisée, comme on sait, en provinces nommées gouvernements.