Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/160

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les yeux fixés sur la fenêtre, et moi je sais au contraire que j’ai le droit de me considérer comme très-malheureuse.

— Vous malheureuse ? Comment cela ? Est-ce que vous seriez, par hasard, sensible à de sots commérages ?

Madame Odintsof laissa paraître sur sa figure une sorte de mécontentement. Elle se sentait piquée d’avoir été si mal comprise.

— Ces commérages n’ont même pas le pouvoir de me faire rire, Eugène Vassilitch, et je suis trop fière pour en être blessée. Je suis malheureuse parce que la vie… n’a rien qui me charme, qui m’attire. Vous me regardez d’un air de doute, vous vous dites : « C’est une aristocrate couverte de dentelles et assise dans un fauteuil de velours qui parle ainsi ? » Je ne m’en cache point, j’aime ce que vous nommez le comfort, et malgré cela je ne me soucie guère de vivre. Conciliez ces contradictions comme vous le voudrez. Au reste, vous devez considérer tout cela comme du romantisme.

— Vous êtes bien portante, libre de vos actions, riche, reprit Bazarof en secouant la tête ; quoi encore ? que voulez-vous de plus ?

— Ce que je veux ? dit madame Odintsof et elle soupira ; — je me sens très-fatiguée, je suis vieille ; il me semble que je vis depuis bien longtemps. Oui, je suis vieille, répéta-t-elle en ramenant avec lenteur les extrémités de sa mantille sur ses bras nus. Ses yeux