Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/214

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de renoncer à tout, de se dépouiller de tous les préjugés ; mais reconnaître, par exemple, qu’un frère qui a volé des mouchoirs de poche est un voleur, c’est au-dessus de leurs forces. Effectivement, une personne qui me tient de si près, mon frère, peut-il ne pas être un génie ?

— C’est uniquement à un sentiment de justice que j’ai obéi et nullement à celui de la famille, répondit Arcade avec vivacité. Mais comme tu ne comprends pas ce sentiment, comme cette sensation te fait défaut, tu ne devrais pas en parler.

— Ce qui revient à dire que Arcade Kirsanof m’est trop supérieur pour que je puisse le comprendre ; je m’incline et me condamne au silence.

— Cesse donc, Eugène, je t’en prie ; nous finirions par nous quereller.

— Ah ! je t’en supplie, Arcade, querellons-nous, battons-nous bien, jusqu’à extinction de chaleur animale !

— Cela pourrait effectivement finir par…

— Par des coups de poing ? reprit Bazarof ; pourquoi pas ? ici, sur ce foin, avec tout cet entourage idyllique, loin du monde et des regards humains ; rien de mieux. Mais tu n’es pas de force à te mesurer avec moi. Je te saisirai par la gorge…

Bazarof ouvrit ses doigts osseux… Arcade se retourna en riant, et fit mine de vouloir se défendre… Mais la figure de son ami, le ricanement qui contractait ses lèvres, et le feu sombre dont brillaient ses yeux lui pa-