Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/218

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messieurs, ma vie militaire, les bivouacs, les ambulances ; ça se passait aussi comme cela à côté de quelque meule, lorsqu’il y en avait encore ! — Il soupira. — Ah ! j’en ai vu de cruelles dans ma vie ! Tenez, si vous voulez bien me le permettre, je vais vous conter un épisode de la peste qui nous a décimés dans la Bessarabie.

— Et qui t’a valu la croix de Saint-Vladimir, dit Bazarof ; connu, connu… À propos, pourquoi ne la portes-tu pas ?

— Je viens de te dire que je n’ai pas de préjugés, répondit Vassili Ivanovitch avec embarras. (Il avait fait découdre la veille seulement le ruban rouge de sa boutonnière.) Et il se mit à raconter l’épisode en question.

— Voyez-le, il s’est endormi ! dit-il tout-à-coup à l’oreille d’Arcade, en montrant Bazarof et en clignant amicalement les yeux.

— Eugène, lève-toi ! ajouta-t-il à haute voix. Allons dîner !

Le père Alexis, homme robuste et de haute taille, à la chevelure épaisse et peignée avec soin, portant sur sa robe de soie lilas une large ceinture brodée, se conduisit avec beaucoup d’esprit et de tact. Il fut le premier à serrer la main aux jeunes gens, comme s’il eût compris d’avance qu’ils ne se souciaient nullement de recevoir sa bénédiction, et tout en demeurant fidèle à son caractère, il sut fort bien ne blesser personne. Il ne craignit point de placer à propos quelques plaisanteries sur le latin qu’on enseigne dans les séminaires, et prit à une autre occasion la défense de son archevêque ;