Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/229

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main aux nouveaux arrivés. On se mit à causer du voyage ; Arcade était celui qui parlait le plus, surtout à souper, et le repas se prolongea bien après minuit. Kirsanof avait fait apporter plusieurs bouteilles de porter, qui venait de Moscou, et il le trouva tellement à son goût que ses joues en devinrent pourpres, et qu’il ne cessait de rire, d’un rire à la fois enfantin et nerveux. Cette bonne humeur générale gagna jusqu’aux domestiques. Douniacha ne faisait qu’aller et venir comme une folle, en tirant les portes avec force derrière elle ; et Pierre s’essayait encore vainement, à deux heures du matin, à jouer sur la guitare une valse cosaque. Les cordes de l’instrument avaient des vibrations plaintives et agréables dans le calme de la campagne et de la nuit. Mais le valet de chambre civilisé ne put jamais aller au delà de la fioriture préliminaire ; la nature lui avait refusé le talent musical, comme tout autre talent.

Cependant les habitants de Marino n’étaient pas tout à fait exempts de soucis, et le pauvre Kirsanof en avait sa bonne part. La ferme lui donnait chaque jour plus d’ennuis, des ennuis misérables et mesquins. Les ouvriers embauchés causaient des embarras vraiment insupportables. Les uns exigeaient une augmentation et demandaient leur compte, d’autres partaient après avoir reçu une avance sur leur paye ; les chevaux tombaient malades ; les harnais étaient à tout instant mis hors de service ; on faisait mal les travaux. Une machine à battre le blé que l’on avait fait venir de Moscou se