Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/315

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— Vous avez donc vu des hommes qui, étant dans ma position, ne partaient point pour les Champs-Élysées ? lui demanda Bazarof, et, au même instant, il saisit par le pied une lourde table qui se trouvait près du divan, l’ébranla et la fit changer de place.

— La vigueur, dit-il, toute la vigueur est encore là, et il faut mourir !… Un vieillard a eu du moins tout le temps de se déshabituer de la vie, mais moi… Nier, nier… Qu’on s’avise de nier la mort ! c’est elle qui vous nie, et tout est dit ! J’entends pleurer là-bas ! ajouta-t-il, après un court silence ; c’est ma mère… Pauvre femme, à qui fera-t-elle manger maintenant son fameux borstch ? Et toi aussi Vassili Ivanovitch, je vois que tu pleurniches ? Si le christianisme ne te suffit pas, tâche d’être philosophe, rappelle-toi les stoïciens ! Tu te vantais, je crois, d’être philosophe ?

— Moi philosophe ! s’écria Vassili Ivanovitch, et des larmes ruisselèrent sur ses joues.

L’état de Bazarof empirait d’heure en heure ; les progrès de la maladie étaient rapides, comme c’est presque toujours le cas dans les infections chirurgicales. Il avait encore toute sa tête, et comprenait ce qu’on lui disait ; il luttait encore. — Je ne veux pas délirer, répétait-t-il à voix basse en serrant les poings ; c’est par trop bête ! Et il ajoutait aussitôt : Qui de huit ôte dix, combien reste-t-il ?… Vassili Ivanovitch marchait comme un fou dans la chambre, proposait toutes sortes de remèdes, et recouvrait à tout moment les pieds de son fils. — Il faudrait l’envelopper dans des draps