Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/51

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tirer les bras avec angoisse, ou bien elle restait courbée, pâle et froide, sur les feuilles d’un psautier. Le jour venait, et elle se transformait de nouveau en élégante, faisait des visites, riait, bavardait et se jetait au-devant de tout ce qui pouvait lui procurer la moindre distraction. Elle était admirablement faite ; sa chevelure, de la couleur de l’or et aussi pesante que l’or, formait une tresse qui lui tombait plus bas que les genoux ; pourtant on ne la citait point comme une beauté ; elle n’avait de bien dans la figure que les yeux. Peut-être même est ce trop dire, car ses yeux étaient assez petits et gris ; mais leur regard vif et profond, insouciant jusqu’à l’audace, et rêveur jusqu’à la désolation, était aussi énigmatique que charmant. Quelque chose d’extraordinaire s’y reflétait, même lorsque les paroles les plus futiles sortaient de sa bouche. Ses toilettes étaient toujours trop voyantes.

Paul la rencontra au bal, dansa avec elle une mazourka durant laquelle elle ne lui dit pas un seul mot raisonnable, et en devint passionnément épris. Accoutumé aux succès rapides, il arriva cette fois comme toujours assez promptement à ses fins ; mais la facilité de cette conquête ne le refroidit pas. Il s’attacha au contraire de plus en plus à cette femme, qui, alors même qu’elle s’abandonnait entièrement, semblait toujours avoir dans le cœur une fibre mystérieuse qu’on cherchait vainement à comprendre. Qu’y tenait-elle en réserve ? Dieu le sait ! On l’eût dit sous l’empire de puissances surnaturelles qui se jouaient d’elle au gré