Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/84

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— Permettez, permettez, dit Kirsanof, vous niez tout, ou, pour parler plus exactement, vous détruisez tout… Cependant, il faut aussi rebâtir….

— Cela ne nous regarde pas… il faut avant tout déblayer la place.

— La condition actuelle du peuple l’exige, ajouta Arcade d’un air grave ; nous devons remplir ce devoir ; nous n’avons pas le droit de nous abandonner aux satisfactions de l’égoïsme personnel.

Cette dernière phrase déplut à Bazarof ; elle sentait la philosophie, c’est-à-dire le romantisme, car il donnait ce nom aussi à la philosophie ; mais il ne jugea pas à propos de contredire son jeune élève.

— Non ! non ! s’écria Paul dans un élan subit, je ne veux pas croire que vous autres, messieurs, vous ayez une juste opinion du peuple russe, que vous exprimiez ce qu’il demande, ses vœux secrets ! Non ! le peuple russe n’est pas tel que vous le représentez. Il a un saint respect pour la tradition ; il est patriarcal ; il ne peut vivre sans foi…

— Je n’essayerai pas de vous contredire, reprit Bazarof ; je suis même prêt à reconnaître que vous avez raison cette fois.

— Mais si j’ai raison…

— Mais cela ne prouve absolument rien…

— Absolument rien, répéta Arcade avec l’assurance d’un joueur d’échecs expérimenté, qui, ayant prévu un coup que son adversaire croit dangereux, n’en paraît nullement déconcerté.