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XIV. — Vice de nos lois sur la matière de l’intérêt de l’argent ; impossibilité de les observer en rigueur ; inconvénients de la tolérance arbitraire à laquelle on s’est réduit dans la pratique.

J’oserai trancher le mot. Les lois reconnues dans les tribunaux sur la matière de l’intérêt de l’argent sont mauvaises ; notre législation s’est conformée aux préjugés rigoureux sur l’usure introduits dans les siècles d’ignorance par des théologiens qui n’ont pas mieux entendu le sens de l’Écriture que les principes du droit naturel. L’observation rigoureuse de ces lois serait destructive de tout commerce ; aussi ne sont-elles pas observées rigoureusement : elles interdisent toute stipulation d’intérêt, sans aliénation du capital ; elles défendent, comme illicite, tout intérêt stipulé au delà du taux fixé par les ordonnances du prince. Et c’est une chose notoire, qu’il n’y a pas sur la terre une place de commerce où la plus grande partie du commerce ne roule sur l’argent emprunté sans aliénation du capital, et où les intérêts ne soient réglés par la seule convention, d’après l’abondance plus ou moins grande de l’argent sur la place, et la solvabilité plus ou moins sûre de l’emprunteur. La rigidité des lois a cédé à la force des choses : il a fallu que la jurisprudence modérât dans la pratique ses principes spéculatifs ; et l’on en est venu à tolérer ouvertement le prêt par billet, l’escompte, et toute espèce de négociation d’argent entre commerçants. Il en sera toujours ainsi toutes les fois que la loi défendra ce que la nature des choses rend nécessaire. Cependant cette position, où les lois ne sont point observées, mais subsistent sans être révoquées, et sont même encore observées en partie, entraîne de très-grands inconvénients. D’un côté, l’inobservation connue de la loi diminue le respect que tous les citoyens devraient avoir pour tout ce qui porte ce caractère ; de l’autre, l’existence de cette loi entretient un préjugé fâcheux, flétrit une chose licite en elle-même, une chose dont la société ne peut se passer, et que, par conséquent, une classe nombreuse de citoyens est obligée de se permettre. Cette classe de citoyens en est dégradée, et ce commencement d’avilissement dans l’opinion publique affaiblit pour elle le frein de l’honneur, ce précieux appui de l’honnêteté. L’auteur de l’Esprit des lois a très-bien remarqué, à l’occasion même des préjugés sur l’usure, que quand les lois défendent une chose nécessaire, elles ne réussissent qu’à rendre malhonnêtes gens ceux qui la font. D’ailleurs, les cas où la loi est observée,