Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/260

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

laisser manquer à ce négociant l’occasion la plus précieuse que de commettre un péché pour la lui faciliter. » Voilà ce que les théologiens rigoristes ont vu dans ces cinq mots, mutuum date nihil inde sperantes, parce qu’ils les ont lus avec les préjugés que leur donnait une fausse métaphysique. Tout homme qui lira ce texte sans prévention y verra ce qui y est, c’est-à-dire que Jésus-Christ a dit à ses disciples : « Comme hommes, comme chrétiens, vous êtes tous frères, tous amis ; traitez-vous en frères et en amis, secourez-vous dans vos besoins, que vos bourses vous soient ouvertes les uns aux autres, et ne vous vendez pas les secours que vous vous devez réciproquement, en exigeant l’intérêt d’un prêt dont la charité vous fait un devoir. » C’est là le vrai sens du passage en question. L’obligation de prêter sans intérêt et celle de prêter sont évidemment relatives l’une à l’autre. Elles sont du même ordre, et toutes deux énoncent un devoir de charité et non un précepte de justice rigoureuse applicable à tous les cas où l’on peut prêter.

On peut d’autant moins en douter, que ce passage se trouve dans le même chapitre, à la suite de toutes ces maximes connues sous le nom de Conseils évangéliques, que tout le monde convient n’être proposés que comme un moyen d’arriver à une perfection à laquelle tous ne sont pas appelés, et qui, même pour ceux qui y seraient appelés, ne sont point applicables, dans leur sens littéral, à toutes les circonstances de la vie : « Faites du bien à ceux qui vous haïssent ; bénissez ceux qui vous maudissent ; si l’on vous donne un soufflet, tendez l’autre joue ; laissez prendre votre habit à celui qui vous ôte votre tunique ; donnez à quiconque vous demande ; et quand on vous ôte ce qui est à vous, ne le réclamez pas. C’est après toutes ces expressions, et dans le même discours, qu’on lit le passage sur le prêt gratuit, conçu en ces termes : Verumtamen diligite inimicos vestros : benefacite, et mutuum date nihil inde sperantes ; et erit merces vestra mulla, et eritis filii Altissimi, quia ipse benignus est super ingratos et malos. « Aimez vos ennemis ; soyez bienfaisants, et prêtez sans en espérer aucun avantage, et votre récompense sera grande, et vous serez les fils du Très-Haut ; parce que lui-même fait du bien aux ingrats et aux méchants. » Ce passage, rapporté tout au long, en dit peut-être plus que toutes les discussions auxquelles je me suis livré ; et il n’est pas concevable que personne ne s’étant jamais avisé de regarder les autres maximes répandues dans ce cha-