Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/263

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lui demande peu ou beaucoup ; mais alors le débiteur n’oserait pas avouer cette haine ; il sentirait quelle injustice atroce il y aurait à se faire du bienfait un titre pour haïr le bienfaiteur ; il ne pourrait se cachet que personne ne partagerait une haine aussi injuste et ne compatirait à ses plaintes. S’il les fait tomber au contraire sur l’énormité des intérêts que le créancier a exigés de lui en abusant de son besoin, il trouve dans tous les cœurs la faveur qu’inspire la pitié, et la haine contre l’usurier devient une suite de cette pitié : cette haine est d’autant plus générale que le nombre des indigents emprunteurs est plus grand, et celui des riches prêteurs plus petit. On voit que dans les dissensions entre le peuple et les grands, qui ont agité si longtemps la république romaine, le motif le plus réel des plaintes du peuple était l’énormité des usures, et la dureté avec laquelle les patriciens exigeaient le payement de leurs créances. La fameuse retraite sur le Mont-Sacré n’eut pas d’autre cause. Dans toutes les républiques anciennes, l’abolition des dettes fut toujours le vœu du peuple et le cri des ambitieux qui captaient la faveur populaire. Les riches furent quelquefois obligés de l’accorder pour calmer la fougue du peuple et prévenir des révolutions plus terribles. Mais c’était encore un risque de plus pour les prêteurs, et par conséquent l’intérêt de l’argent n’en devenait que plus fort.

La dureté avec laquelle les lois, toujours faites par les riches, autorisaient à poursuivre les débiteurs, ajoutait infiniment à l’indignation du peuple débiteur contre les usures et les usuriers ; tous les biens et la personne même du débiteur étaient affectés à la sûreté de la dette. Quand il était insolvable, il devenait l’esclave de son créancier ; celui-ci était autorisé à le vendre à son profit, et à user à son égard du pouvoir illimité que l’ancien droit donnait au maître sur l’esclave, lequel s’étendait jusqu’à le faire mourir arbitrairement. Un tel excès de rigueur ne laissait envisager aux malheureux obérés qu’un avenir plus affreux que la mort, et l’impitoyable créancier lui paraissait le plus cruel de ses ennemis. Il était donc dans la nature des choses que l’usurier, ou le prêteur à intérêt, fût partout l’objet de l’exécration publique, et regardé comme une sangsue avide engraissée de la substance et des pleurs des malheureux.

Le christianisme vint et rappela les droits de l’humanité trop oubliés. L’esprit d’égalité, l’amour de tous les hommes, la commisération pour les malheureux, qui forment le caractère distinctif de