Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/292

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nion d’autant d’hommes éclairés et du plus grand nombre de ceux qui se sont fait une étude spéciale de cette matière doit faire naître des doutes. Vous-même, monsieur, vous en annoncez dans votre lettre, et plus encore dans le préambule du projet. Vous doutez vis-à-vis de gens qui ne doutent point ; mais toujours ne pouvez-vous vous empêcher de douter, et si vous doutez sur un objet aussi important, vous devez trembler de précipiter une décision qui peut faire tant de mal.

Que peut-il donc y avoir de si pressant ? de remédier promptement aux abus qui se sont introduits dans le commerce intérieur des blés. Mais vous n’ignorez pas que la question est précisément de savoir si ces abus existent et s’ils peuvent exister avec la liberté. S’il pouvait jamais y avoir quelque chose à craindre du commerce, monsieur, ce ne serait pas quand les grains sont chers et rares ! Que peut-il faire de mieux alors pour son profit, que d’en porter où il n’y en a pas ? Et que pourrait faire de mieux pour la subsistance du peuple, je ne dis pas le gouvernement, mais Dieu, s’il voulait diriger par lui-même la distribution des grains qui existent, sans se servir de la puissance créatrice ?

Je sais bien que les négociants qui achèteront des grains en Poitou pour les porter en Limousin seront traités de monopoleurs par la populace et les juges des petites villes du Poitou. Ainsi sont traités dans les lieux où ils font leurs achats les agents que vous employez pour fournir les dépôts que vous avez jugés nécessaires à l’approvisionnement de Paris. Sont-ce là, monsieur, les abus que vous voulez corriger ? Ce sont pourtant les seuls dont parlent et dont veulent parler ceux qui déclament contre les prétendus abus du commerce des grains. C’est surtout le cri élevé dans les provinces à l’occasion des achats ordonnés pour l’approvisionnement de Paris qui, porté de bouche en bouche dans cette capitale même, a excité le cri des Parisiens contre les prétendus monopoles. La chose est ainsi arrivée en 1768, et déjà elle a lieu en 1770. Vous le savez sans doute comme moi.

Eh ! monsieur, si quelque chose presse, ce n’est pas de mettre de nouvelles entraves au commerce le plus nécessaire de tous ; c’est d’ôter celles qu’on a malheureusement laissé subsister, et qui, en empêchant le commerce de se monter en capitaux, en magasins et en correspondance, ont eu tant de part aux malheurs que nous