Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/357

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seule ressource pour la subsistance de tout un royaume. — Si cette banqueroute arrive, comme elle doit naturellement arriver, dans une mauvaise année, que deviendra le peuple vis-à-vis de magasins vides et sans aucun secours de la part du commerce, à qui il a été sévèrement défendu de former aucune réserve ? Assurément la constitution du royaume de France est bien solidement affermie ; mais quelle constitution au monde pourrait résister à un pareil ébranlement ? La seule possibilité de la banqueroute suffit pour faire rejeter à jamais un pareil système.

J’aurais pu me dispenser d’entrer dans d’aussi grands détails que je l’ai fait pour prouver la possibilité et la vraisemblance de cette banqueroute. Une raison encore plus palpable que tout ce que j’ai dit prouve qu’une compagnie qui ferait exclusivement le commerce des grains dans un grand État, à la charge de le vendre toujours au même prix, ne pourrait pas soutenir la plus légère secousse, et si elle pouvait recevoir quelque existence de la folie d’un faiseur de projets, de la sottise de ceux qu’il s’associerait et de la profonde ignorance du gouvernement, elle ne subsisterait pas deux ans.

Le profit que la compagnie ferait dans les années où les grains seraient abondants et où elle les vendrait plus cher qu’ils ne lui auraient coûté ne pourrait compenser la perte qu’elle serait obligée de faire dans les années où les récoltes auraient manqué et où le grain lui coûterait plus cher qu’elle ne le vendrait ; la raison en est évidente. Pour que la compensation fût exacte, il faudrait qu’elle vendît autant de grain dans les années où elle gagnerait que dans celles où elle aurait à perdre. Or, elle en vendra nécessairement une plus grande quantité dans ces dernières. En effet, une très-grande partie du grain qui se consomme ne se vend ni ne s’achète. Tout cultivateur qui recueille vit sur sa récolte ; non-seulement il vit lui-même, mais il nourrit ceux qui travaillent pour lui ; il pave en grains presque tous les salariés qu’il emploie. Quelque vexation que la compagnie puisse exercer pour maintenir son privilège exclusif, elle ne peut empêcher que le laboureur ne vende du grain au paysan son voisin. Il est donc clair que dans les années abondantes, la compagnie sera réduite à la fourniture des villes et du petit nombre d’habitants des campagnes qui achètent leurs grains aux marchés. Dans les années disetteuses au contraire, où les grains viennent du dehors, les habitants des campagnes vont dans les marchés chercher