Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/37

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yeux du philosophe un tout immense, qui lui-même a, comme chaque individu, son enfance et ses progrès. »

Passant au spectacle de la vicissitude des choses humaines, le philosophe rappelle en peu de mots l’élévation et la chute des empires, la mobilité continuelle des lois et des formes de gouvernement, le déplacement des sciences et des arts, l’accélération ou le retard de leurs progrès, les changements perpétuels que l’ambition ou la vaine gloire imposent à la scène du monde, le sang dont ils inondent la terre, et il ajoute :

« Cependant, au milieu de leurs ravages, les mœurs s’adoucissent, l’esprit humain s’éclaire ; les nations isolées se rapprochent les unes des autres ; le commerce et la politique réunissent enfin toutes les parties du globe, et la masse totale du genre humain, par des alternatives de calme et d’agitation, de biens et de maux, marche toujours, quoique à pas lents, à une perfection plus grande[1]. »

  1. Condorcet a, dans la Vie de Turgot, donné de ces idées le commentaire suivant :

    « Turgot regardait une perfectibilité indéfinie comme une des qualités distinctives de l’espèce humaine…. Cette perfectibilité lui paraissait appartenir au genre humain en général et à chaque individu en particulier. Il croyait, par exemple, que les progrès des connaissances physiques, ceux de l’éducation, ceux de la méthode dans les sciences, ou la découverte de méthodes nouvelles, contribueraient à perfectionner l’organisation, à rendre les hommes capables de réunir plus d’idées dans leur mémoire, et d’en multiplier les combinaisons : il croyait que leur sens moral était également capable de se perfectionner. — Selon ces principes, toutes les vérités utiles devaient finir un jour par être généralement connues et adoptées par tous les hommes. Toutes les anciennes erreurs devaient s’anéantir peu à peu, et être remplacées par des vérités nouvelles. Ce progrès, croissant toujours de siècle en siècle, n’a point de terme, ou n’en a qu’un absolument inassignable dans l’état actuel de nos lumières. — Il était convaincu que la perfection de l’ordre de la société en amènerait nécessairement une, non moins grande, dans la morale ; que les hommes deviendraient continuellement meilleurs, à mesure qu’ils seraient plus éclairés. Il voulait donc, qu’au lieu de chercher à lier les vertus humaines à des préjugés, à les appuyer sur l’enthousiasme ou sur des principes exagérés, on se bornât à convaincre les hommes, par raison comme par sentiment, que leur intérêt doit les porter à la pratique des vertus douces et paisibles, que leur bonheur est lié avec celui des autres hommes. Le fanatisme de la liberté, celui du patriotisme, ne lui paraissaient pas des vertus, mais, si ces sentiments étaient sincères, des erreurs respectables d’âmes fortes et élevées, qu’il faudrait éclairer et non exalter. Il craignait toujours que, soumises à un examen sévère et philosophique, ces vertus ne se trouvassent tenir à l’orgueil, au désir