Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/417

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sait, avec la rigidité d’un esprit juste et d’un cœur droit, aux exceptions qu’ils admettaient en faveur de leur intérêt.

Le monde est plein de gens qui condamnent, par exemple, les privilèges exclusifs, mais qui croient qu’il y a certaines denrées sur lesquelles ils sont nécessaires, et cette exception est ordinairement fondée sur un intérêt personnel, ou sur celui de quelques particuliers avec lesquels on est lié. C’est ainsi que la plus grande partie des hommes est naturellement portée aux principes doux de la liberté du commerce. Mais presque tous, soit par intérêt, soit par routine, soit par séduction, y mettent quelques petites modifications ou exceptions.

M. de Gournay, en se refusant à chaque exception en particulier, avait pour lui la pluralité des voix ; mais en se refusant à toutes à la fois, il élevait contre lui toutes les voix qui voulaient chacune une exception, quoiqu’elles ne se réunissent pas sur la sorte d’exception qu’elles désiraient, et il en résultait contre ses principes une fausse unanimité, et contre sa personne une imputation presque générale du titre d’homme à système.

Cette imputation était saisie comme un mot de ralliement par ceux que l’envie, ou l’attachement trop acre à leur opinion, rendait ses adversaires, et leur servait de prétexte pour lui opposer un vain fantôme d’unanimité comme un corps formidable, dont tout homme moins zélé que lui pour le bien public, ou moins indifférent sur ses propres intérêts, aurait été effrayé.

La contradiction ne faisait qu’exciter son courage. Il savait qu’en annonçant moins ouvertement l’universalité de ses principes, en n’avouant pas toutes les conséquences éloignées qui en dérivaient, en se prêtant à quelques modifications légères, il aurait évité ce titre si redouté d’homme à système, et aurait échappé aux préventions qu’on s’efforçait de répandre contre lui. Mais il croyait utile que les principes fussent développés dans toute leur étendue, il voulait que la nation s’instruisît ; et elle ne pouvait être instruite que par l’exposition la plus claire de la vérité. Il pensait que ces ménagements ne seraient utiles qu’à lui, et il se comptait pour rien.

Ce n’était pas qu’il crût, comme plusieurs personnes l’en accusaient, qu’il ne fallût garder aucune mesure dans la réforme des abus ; il savait combien toutes les améliorations ont besoin d’être préparées, combien les secousses trop subites sont dangereuses ; mais il pensait