Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/429

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Qu’est-il arrivé ? C’est que, précisément dans les pays où ces ressources gratuites sont les plus abondantes, comme en Espagne et dans quelques parties de l’Italie, la misère est plus commune et plus générale qu’ailleurs. La raison en est bien simple, et mille voyageurs l’ont remarquée. Faire vivre gratuitement un grand nombre d’hommes, c’est soudoyer l’oisiveté et tous les désordres qui en sont la suite ; c’est rendre la condition du fainéant préférable à celle de l’homme qui travaille ; c’est par conséquent diminuer pour l’État la somme du travail et des productions de la terre, dont une partie devient nécessairement inculte : de là, les disettes fréquentes, l’augmentation de la misère, et la dépopulation qui en est la suite : la race des citoyens industrieux est remplacée par une populace vile, composée de mendiants vagabonds et livrés à toutes sortes de crimes. Pour sentir l’abus de ces aumônes mal dirigées, qu’on suppose un État si bien administré, qu’il ne s’y trouve aucun pauvre (chose possible sans doute pour un État qui a des colonies à peupler), l’établissement d’un secours gratuit pour un certain nombre d’hommes y créerait tout aussitôt des pauvres, c’est-à-dire donnerait à autant d’hommes un intérêt de le devenir, en abandonnant leurs occupations ; d’où résulterait un vide dans le travail et la richesse de l’État, une augmentation du poids des charges publiques sur la tête de l’homme industrieux, et tous les désordres que nous remarquons dans la constitution présente des sociétés. C’est ainsi que les vertus les plus pures peuvent tromper ceux qui se livrent sans précaution à tout ce qu’elles leur inspirent. Mais, si des desseins pieux et respectables démentent les espérances qu’on en avait conçues, que faudra-t-il penser de ces fondations qui n’ont eu de motif et d’objet véritable que la satisfaction d’une vanité frivole, et qui sont sans doute les plus nombreuses ? Je ne craindrai point de dire que, si l’on comparait les avantages et les inconvénients de toutes les fondations qui existent aujourd’hui en Europe, il n’y en aurait peut-être pas une qui soutînt l’examen d’une politique éclairée.

2o  Mais, de quelque utilité que puisse être une fondation, elle porte dans elle-même un vice irrémédiable et qu’elle tient de sa nature, l’impossibilité d’en maintenir l’exécution. Les fondateurs s’abusent bien grossièrement, s’ils s’imaginent que leur zèle se communiquera de siècle en siècle aux personnes chargées d’en perpétuer les effets. Quand elles en auraient été animées quelque temps, il n’est