Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/720

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Personne n’ignore l’horrible disette qui vient d’affliger cette généralité[1]. La récolte de 1769 était en tout genre une des plus mauvaises qu’on eut éprouvées de mémoire d’homme : les disettes de 1709 et de 1739 ont été incomparablement moins cruelles. À la perte de la plus grande partie des seigles s’était jointe la perte totale des châtaignes, des blés noirs et des blés d’Espagne, denrées d’une valeur modique, et dont le paysan se nourrit habituellement une grande partie de l’année, en réservant autant qu’il le peut ses grains pour les vendre aux habitants des villes. Un si grand vide dans les subsistances du peuple n’a pu être rempli que par une petite quantité de grains réservés des années précédentes, et par l’immense importation qui s’est faite de grains tirés ou de l’étranger ou des provinces circonvoisines. — Le premier achat des grains importés a été très-cher, puisqu’aucune des provinces dont on pouvait recevoir des secours n’était dans l’abondance ; et les frais de voiture dans une province méditerranée, montagneuse, où presque tous les transports se font à dos de mulet, doublaient souvent le prix du premier achat. — Pour que de pareils secours pussent arriver, il fallait que les grains fussent montés à un prix exorbitant ; et en effet, dans les endroits où le prix des grains a été le plus bas, le froment a valu environ 45 livres le setier de Paris[2], et le seigle de 33 à 36 livres. Dans une grande partie de la province, ce dernier grain a même valu jusqu’à 42 livres. C’est à ce prix qu’a constamment payé sa subsistance un peuple accoutumé à ne payer cette même mesure de seigle que 9 francs et souvent moins, et qui, même à ce prix, trouve le seigle trop cher, et se contente de vivre une grande partie de l’année avec des châtaignes ou de la bouillie de blé noir.

Le peuple n’a pu subsister qu’en épuisant toutes ses ressources, en vendant à vil prix ses meubles et jusqu’à ses vêtements ; une partie des habitants ont été obligés de se disperser dans d’autres provinces pour chercher du travail ou des aumônes, abandonnant leurs femmes et leurs enfants à la charité des paroisses.

  1. Tous les documents qui se rapportent à cette terrible calamité, et l’ensemble des mesures prises par Turgot pour la combattre, sont classés tome II, sous la rubrique : Travaux relatifs à la disette de 1770 et 1771. — Voyez, notamment, le Compte-rendu adressé au contrôleur-général. (E. D.)
  2. Contenant 156 litres, qui donnent en froment de bonne qualité 240 livres, poids de marc.