Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/74

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l’armée de terre et de mer. Dans plusieurs provinces, la servitude personnelle subsiste encore. La justice civile n’a toujours d’autre base que les coutumes et de gothiques ordonnances refondues par les légistes de Louis XIV ; la justice criminelle porte toutes les traces de la plus épouvantable barbarie[1] ; et des commissions spéciales, ou des tribunaux exceptionnels, peuvent décider de la fortune et de la vie des citoyens ; des lettres de cachet les enlever à leur famille, à leurs amis, à la société, ni sans information jugement. Cependant, au moyen des lettres d’abolition, les coupables privilégiés ou riches échappent à la vindicte des lois ; et au moyen des lettres de répit, ils se dispensent de payer leurs dettes. Tous les services publics qui n’intéressent pas la cour sont en souffrance : les prisons et les hôpitaux offrent un spectacle hideux ; les routes sont dans un perpétuel état de délabrement, et le peuple, en un mot, ne connaît l’action de l’autorité que par les vexations qu’elle le force de subir. Au sein de tant de misères, c’est dans les rangs des économistes qu’il faut chercher les plus dignes défenseurs de l’intérêt général, car Voltaire, à la tête des encyclopédistes, se riait plutôt de tous les abus qu’il ne cherchait sérieusement à les détruire[2].

Dans l’ordre économique, le chaos qu’avait signalé la voix courageuse de Boisguillebert et de Vauban, se maintenait toujours.

Le système de Law, après avoir imprimé à l’industrie et au commerce, une sorte de mouvement galvanique qui ne tarda pas à s’éteindre, n’avait laissé derrière lui, pour résultat réel, qu’une banqueroute monstrueuse, le bouleversement général des fortunes particulières, et dans tous les cœurs une surexci-

  1. Lisez l’Ordonnance criminelle de 1670, et surtout ses commentateurs.
  2. La légèreté de Voltaire, la versatilité de ses opinions, et sa monomanie irréligieuse, ne doivent pas faire oublier toutefois que, pendant le cours de sa longue carrière, il ne cessa de combattre pour la cause de la tolérance, c’est-à-dire d’être le défenseur infatigable de la liberté de l’esprit humain. En outre, sa philosophie ne doit pas se confondre avec celle de Diderot, de Raynal, d’Helvétius et autres déclamateurs.