Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/138

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congé à la prochaine assemblée, une grande partie même l’a reçu à l’assemblée de 1772. Il m’a paru que M. le comte de Montbarey, qui a inspecté le régiment, et M. le comte de Brassac, qui en est le colonel, ont senti la nécessité de conserver ces hommes précieux et qu’on ne pourrait remplacer par des paysans pris au hasard ; or, il est impossible de les conserver autrement qu’en tolérant qu’ils s’engagent pour des communes. — Il faut donc renoncer à l’exécution rigoureuse des deux articles de l’ordonnance dont il s’agit, et fermer les yeux comme on l’a fait par le passé. M. le duc de Choiseul lui-même avait approuvé qu’on eût cette indulgence dans les villes de commerce, où il aurait paru trop dur d’obliger des jeunes gens élevés dans l’aisance à se voir réduits par le sort à l’état de simples soldats, tandis que tous les jours leurs égaux entrent dans le service avec l’état d’officier. Vous penserez sans doute comme M. le duc de Choiseul à cet égard.

Outre ces motifs généraux, j’ai eu, pour adopter la même tolérance dont mes prédécesseurs avaient usé, des raisons particulières à cette province, et relatives aux idées que j’ai trouvées enracinées dans le peuple. J’ai déjà eu l’occasion de vous en parler, dans une lettre que j’ai eu l’honneur de vous écrire le 1er octobre 1771, en vous rendant compte de la première assemblée du régiment provincial de Limoges, lors de sa formation[1]. Je vous disais alors que la répugnance pour la milice était tellement répandue autrefois dans le peuple de cette province, que chaque tirage était le signal des plus grands désordres dans les campagnes, et d’une espèce de guerre civile entre les paysans, dont les uns se réfugiaient dans les bois, où les autres allaient les poursuivre à main armée pour enlever les fuyards, et se soustraire au sort que les premiers avaient cherché à éviter. Les meurtres, les procédures criminelles se multipliaient ; la dépopulation des paroisses et l’abandon de la culture en étaient la suite. Lorsqu’il était question d’assembler les bataillons, il fallait que les syndics des paroisses fissent amener leurs miliciens escortés par la maréchaussée, et quelquefois garrottés. Lors du rétablissement des milices, j’ai cru que le point principal dont je devais m’occuper était de changer peu à peu cet esprit, et de familiariser les peuples avec une opération que jusque-là ils n’avaient envisagée qu’avec une si grande répugnance. Un des principaux

  1. On n’a pas cette lettre. (Note de Dupont de Nemours.)