Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/280

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exempte de toute imposition. Il semble même croire que c’est un préjugé universel, dangereux à choquer. Si ce préjugé est universel, il faut que je me sois étrangement trompé sur la façon de penser de tout ce que j’ai vu d’hommes instruits dans tout le cours de ma vie ; car je ne me rappelle aucune société où cette idée eût été regardée autrement que comme une prétention surannée, et abandonnée par tous les gens éclairés, même dans l’ordre de la noblesse.

Cette idée paraîtra au contraire un paradoxe à la plus grande partie de la nation dont elle blesse vivement les intérêts. Les roturiers sont certainement le plus grand nombre, et nous ne sommes plus au temps où leurs voix n’étaient pas comptées.

Au surplus, il faut discuter la proposition en elle-même.

Si on l’envisage du côté du droit naturel et des principes généraux de la constitution des sociétés, elle présente l’injustice la plus marquée.

Qu’est-ce que l’impôt ? Est-ce une charge imposée par la force à la faiblesse ? Cette idée serait analogue à celle d’un gouvernement fondé uniquement sur le droit de conquête. Alors le prince serait regardé comme l’ennemi commun de la société ; les plus forts s’en défendraient comme ils pourraient, les plus faibles se laisseraient écraser. Alors il serait tout simple que les riches et les puissants fissent retomber toute la charge sur les faibles et les pauvres, et fussent très-jaloux de ce privilège.

Ce n’est pas là l’idée qu’on se fait d’un gouvernement paternel, fondé sur une constitution nationale où le monarque est élevé au-dessus de tous pour assurer le bonheur de tous ; où il est dépositaire de la puissance publique pour maintenir les propriétés de chacun dans l’intérieur par la justice, et les défendre contre les attaques extérieures par la force militaire. Les dépenses du gouvernement ayant pour objet l’intérêt de tous, tous doivent y contribuer ; et plus on jouit des avantages de la société, plus on doit se tenir honoré d’en partager les charges. Il est difficile que, sous ce point de vue, le privilège pécuniaire de la noblesse paraisse juste.

Si l’on considère la question du côté de l’humanité, il est bien difficile de s ? applaudir d’être exempt d’impositions, comme gentilhomme, quand on voit exécuter la marmite d’un paysan.

Si l’on examine la question du côté de l’avantage politique et de la force d’une nation, l’on voit d’abord que, si les privilégiés sont en