Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/605

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nos amis si vif et si tendre, celui de notre patrie et du gouvernement qui nous protège, amour plus actif peut-être que sensible ; enfin l’amour de l’humanité plus étendu, qui paraît plus faible, mais dont toutes les forces partagées se réunissent pour maîtriser notre âme à la vue d’un malheureux : degrés tous justes quoique inégaux, tous pesés dans la balance équitable de la bonté d’un Dieu.

Développés par la religion chrétienne, ces sentiments ont adouci les horreurs même de la guerre. Par elle ont cessé ces suites affreuses de la victoire, ces villes réduites en cendres, ces nations passées au fil de l’épée, les prisonniers, les blessés massacrés de sang-froid, ou conservés pour l’ignominie du triomphe, sans respect du trône même : toutes ces barbaries du droit public des anciens sont ignorées parmi nous ; les vainqueurs et les vaincus reçoivent dans les mêmes hôpitaux les mêmes secours. Par elle les esclaves même sont devenus libres dans la plus grande partie de l’Europe ; elle n’a point aboli partout l’esclavage, quoiqu’elle l’ait partout adouci, parce qu’elle ne s’est point servie d’une loi précise qui eût donné à la constitution des sociétés une secousse trop subite ; et il n’est que plus glorieux pour elle d’avoir pu arracher les hommes à leur intérêt sans aucun précepte formel, seulement en adoucissant peu à peu leurs esprits, en inspirant à leurs cœurs l’humanité et la justice. Par elle seule les lois n’ont plus été l’instrument de l’oppression ; elles ont tenu la balance entre les puissants et les faibles, elles sont devenues véritablement justes.

Ce n’est point assez encore : les lois doivent enchaîner les hommes, mais les enchaîner pour leur bonheur : il faut qu’en même temps elles s’appliquent à rendre leurs chaînes plus légères, et sachent en resserrer les chaînons avec force ; qu’une heureuse harmonie entre la partie qui gouverne et la partie qui obéit, également contraire à la tyrannie et à la licence, maintienne à jamais l’ordre et la tranquillité dans l’État. Heureuses les sociétés politiques où l’édifice du gouvernement tient sa solidité et sa durée des mêmes ornements, de la même ordonnance qui en fait l’agrément et la beauté ! Heureuses les nations où la félicité des sujets et la puissance des rois se servent l’une à l’autre d’appui ! Heureux les peuples dont les liens mutuels assurent la prospérité, la richesse et la paix !

Mais n’est-ce pas à nos yeux que ce spectacle a été réservé ? Les siècles qui ont précédé l’établissement du christianisme, les peuples privés de ses lumières, l’ont-ils connu ? Pourquoi celui des anciens qui a fait l’étude la plus profonde des gouvernements, qui a su le mieux en comparer les principes, M peser les avantages, pourquoi le précepteur d’Alexandre croit-il impossible d’accorder l’autorité d’un seul avec la douceur du gouvernement ? Pourquoi ignore-t-il la différence de la monarchie et de la tyrannie ? Pourquoi l’histoire des anciennes républiques montre-t-elle qu’on n’y connaissait guère mieux la différence de la liberté et de l’anarchie ? C’est qu’elles n’avaient aucune idée de la monarchie que par l’histoire de leurs tyrans et par le despotisme des rois de Perse ; c’est que le monde ne leur offrait jusqu’alors dans les divers gouvernements qu’une ambition sans bornes dans les uns, un amour aveugle de l’indépendance dans les autres, une balance continuelle d’oppression et de révolte

Ne le dissimulons point. Les hommes n’ont pas une raison assez supérieure pour sentir avant l’expérience la nécessité d’être soumis à l’autorité souveraine. Avares de leur liberté, portés vers ce bien suprême par l’impulsion