Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/611

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tions. Le physicien forme des hypothèses, les suit dans leurs conséquences, il les compare à l’énigme de la nature, il les essaye pour ainsi dire sur les faits, comme on vérifie un cachet en l’appliquant sur son empreinte ; les suppositions imaginées d’après un petit nombre d’effets mal connus, cèdent à d’autres suppositions moins absurdes sans être plus vraies. Le temps, les recherches, les hasards accumulent les observations, dévoilent les liens cachés qui unissent plusieurs phénomènes.

Toujours inquiète, incapable de trouver le repos ailleurs que dans la vérité, toujours excitée par l’image de cette vérité qu’elle croit toucher et qui fuit devant elle, la curiosité des hommes multiplie les questions et les disputes, et les oblige d’analyser d’une manière toujours plus exacte et plus approfondie les idées et les faits. Les vérités mathématiques, devenues de jour en jour plus nombreuses, et dès là plus fécondes, apprennent à développer des hypothèses plus étendues et plus précises, indiquent de nouvelles expériences qui leur donnent à leur tour de nouveaux problèmes à résoudre. Ainsi le besoin perfectionne l’instrument ; ainsi les mathématiques s’appuient sur la physique à qui elles prêtent leur flambeau ; ainsi tout est lié ; ainsi, malgré la diversité de leur marche, toutes les sciences se donnent l’une à l’autre un secours mutuel ; ainsi à force de tâtonner, de multiplier les systèmes, d’épuiser pour ainsi dire les erreurs, on arrive enfin à la connaissance d’un grand nombre de vérités.

Que d’opinions extravagantes ont marqué nos premiers pas ! Quelle absurdité dans les causes que nos pères ont imaginées pour rendre raison de ce qu’ils voyaient ! Quels tristes monuments de la faiblesse de l’esprit humain ! Les sens sont l’unique source de ses idées. Tout le pouvoir de l’imagination se borne à combiner les notions qu’elle a reçues d’eux. À peine même peut-elle en former des assemblages dont les sens ne lui fournissent pas le modèle ; de là ce penchant presque invincible à juger de ce qu’on ignore par ce qu’on connaît ; de là ces analogies trompeuses auxquelles la grossièreté des premiers hommes s’abandonnait avec tant d’inconsidération ; de là les égarements monstrueux de l’idolâtrie : les hommes, dans l’oubli des premières traditions, frappés des phénomènes sensibles, supposèrent que tous les effets indépendants de leur action étaient produits par des êtres semblables à eux, mais invisibles et plus puissants, qu’ils substituèrent à la Divinité. Contemplant la nature, appliquant en quelque sorte leurs regards sur la surface d’une mer profonde, au lieu du fond caché par les eaux, ils n’y virent que leur image. Tous les objets de la nature eurent leurs dieux, qui, formés sur le modèle des hommes, en eurent les attributs et les vices. La superstition consacra par tout l’univers les caprices de l’imagination ; et le seul vrai Dieu, seul digne d’être adoré, ne fut connu que dans un coin de la terre par le peuple qu’il s’était expressément choisi.

Dans cette progression lente d’opinions et d’erreurs qui se chassent les unes les autres, je crois voir ces premières feuilles, ces enveloppes que la nature a données à la tige naissante des plantes, sortir avant elles de la terre, se flétrir successivement à la naissance d’autres enveloppes, jusqu’à ce qu’enfin cette tige paraisse et se couronne de fleurs et de fruits, image de la tardive vérité.

Malheur donc aux nations chez lesquelles, par un zèle aveugle pour les sciences, on les resserra dans les limites des connaissances actuelles en voulant les fixer. C’est par cette cause que les régions qui ont été les premières