Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/616

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atteignent à pas lents et qu’elles ne peuvent passer. Les grands hommes du siècle d’Auguste y arrivèrent et sont encore nos modèles.

Depuis ce temps, jusqu’à la chute de l’empire, je ne vois plus qu’une décadence générale où tout se précipite. Les hommes ne s’élèvent-ils donc que pour tomber ? Mille causes se réunissent pour dépraver de plus en plus le goût : la tyrannie, qui abaisse les esprits au-dessous de tout ce qui est grand ; le luxe aveugle, qui, né de la vanité et jugeant moins les ouvrages de l’art comme des objets de goût que comme des signes d’opulence, est aussi contraire à leur perfection qu’un amour éclairé de la magnificence lui est favorable ; l’ardeur pour les choses nouvelles dans ceux qui, n’ayant point assez de génie pour en inventer, n’ont que trop souvent assez d’esprit pour gâter les anciennes ; l’imitation des fautes des grands auteurs, et même l’imitation déplacée de leurs beautés. — Les écrivains se multiplient dans les provinces et corrompent la langue. Je ne sais quels restes de l’ancienne philosophie grecque mêlée avec une foule d’allégories vaines, avec les prestiges de la magie, s’emparent des esprits, étouffent la saine physique qui commençait à naître dans les écrits de Sénèque et de Pline l’Ancien.

Bientôt l’empire, abandonné aux caprices d’une milice insolente, devient la proie d’une foule de tyrans qui, en se l’arrachant les uns aux autres, promènent dans les provinces la désolation et le ravage. La discipline militaire s’anéantit. Les barbares du Nord pénètrent de tous côtés. Les peuples se précipitent sur les peuples : les villes deviennent désertes, les campagnes incultes, et l’empire d’Occident, affaibli par le transport de toutes les forces à Constantinople, ruiné en détail par tant de ravages redoublés, s’affaisse tout à coup, et laisse les Bourguignons, les Goths, les Francs se disputer ses vastes débris, et fonder des royaumes dans les diverses contrées de l’Europe.

Serait-ce dans ce sanctuaire que je passerais sous silence cette nouvelle lumière, qui, tandis que l’empire marchait à sa ruine, s’était répandue sur l’univers, lumière plus précieuse mille fois que celle des lettres et de la philosophie ? Religion sainte ! pourrais-je oublier les mœurs perfectionnées, les ténèbres de l’idolâtrie enfin dissipées, les hommes éclairés sur la Divinité ! Dans la ruine presque totale des lettres, vous seule formiez encore des écrivains qu’animait le désir d’instruire les fidèles ou de repousser les attaques des ennemis de la foi ; et quand l’Europe fut la proie des barbares, vous seule apprivoisâtes leur férocité ; vous seule avez perpétué l’intelligence de la langue latine abolie ; vous seule nous avez transmis à travers tant de siècles l’esprit, si j’ose ainsi parler, de tant de grands hommes confié à cette langue, et la conservation du trésor des connaissances humaines, prêt à se dissiper, est un de vos bienfaits.

Mais la plaie du genre humain était trop profonde : il fallait des siècles pour la guérir. Si Rome n’avait été conquise que par un seul peuple, le chef serait devenu Romain, et sa nation aurait été absorbée dans l’empire avec sa langue : on aurait vu ce que l’histoire du monde présente plus d’une fois, le spectacle d’un peuple policé envahi par des barbares, qui leur communique ses mœurs, son langage, ses connaissances, et les force de ne faire avec lui qu’un seul peuple. Cicéron, Virgile auraient soutenu la langue latine, comme Homère, Platon, Démosthène avaient défendu la leur contre la puissance romaine. Mais trop de peuples, trop de ravages se succédèrent ; trop de couches de barbarie furent données coup sur coup, avant que les pre-