Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/645

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énergique. — La royauté y a plus aisément dégénéré. — Les passions de l’homme y ont été plus confondues avec celles du prince. La fortune ou la femme d’un particulier ont pu tenter lui ou les siens. Moins élevé au-dessus de ses sujets, leurs outrages lui ont été plus sensibles, il a été plus susceptible de courroux. — Dans l’enfance de la raison humaine, il est aisé à un prince de s’irriter contre les obstacles que les lois mettent à ses passions, et de ne pas voir que ces barrières entre lui et son peuple ne le défendent pas moins contre ses sujets que ses sujets contre lui. Mais, comme il n’est jamais le plus fort dans un petit État, l’abus du pouvoir qui a dû y être plus fréquent, y a été aussi moins défendu contre la révolte qui en est la suite. — De là les républiques, d’abord aristocratiques et plus tyranniques que la monarchie, parce que rien n’est si affreux que d’obéir à une multitude qui sait toujours ériger ses passions en vertus ; plus durables en même temps, parce que le peuple y est plus avili. — Les puissants et les faibles se réunissent contre un tyran ; mais un sénat aristocratique, surtout s’il est héréditaire, n’a que la populace à combattre. Malgré cela, les républiques bornées à l’étendue d’une ville, tendent naturellement à la démocratie, qui a aussi ses graves inconvénients.

Il n’y a que les colonies et les conquêtes qui aient pu étendre le domaine d’une ville. Les colonies n’ont pu se faire au voisinage d’une ville que dans les premiers temps. Bientôt les terrains qui l’environnaient se sont trouvés occupés ; les colonies furent alors envoyées au loin, et ne restèrent par conséquent liées à la métropole qu’autant qu’elles ne furent pas assez solidement établies pour se passer d’elle, comme ces provins qui restent attachés au tronc jusqu’à ce qu’ils soient fortifiés suffisamment, et qui alors en sont détachés par le moindre accident ; ou comme les fruits qui tiennent à l’arbre jusqu’à leur maturité, par laquelle ils tombent, germent en terre et produisent des arbres nouveaux. Cependant une métaphore assez naturelle fit exprimer les relations de la métropole à la colonie par les noms de mère et de fille ; les hommes, qui de tout temps ont été liés par leur propre langage, inférèrent de ces expressions des devoirs analogues, et l’exercice de ces devoirs fut longtemps maintenu par la seule force des mœurs, qui trouvent toujours des défenseurs dans les hommes qu’elles subjuguent, comme les lois dans l’autorité qui les maintient.

Il est rare que les villes fassent des conquêtes. Elles ne s’y adonnent que quand, pour ainsi dire, elles n’ont rien de mieux à faire. Et d’ailleurs il se trouve communément entre elles une espèce d’équilibre et de jalousie suffisante pour former des ligues contre celle qui s’élèverait trop.

L’amour de la patrie, dans les républiques surtout, rend presque impossible la destruction de la souveraineté d’une ville par des forces égales aux siennes.

Enfin rarement une ville est conquérante, à moins d’une combinaison singulière de constitution intérieure et de circonstances extérieures qui ne s’est, je crois, jamais trouvée réunie que pour le peuple romain.

Mais quand les villes obéissaient encore à des rois, il fut plus aisé de faire des conquêtes. Un roi belliqueux donnait à sa ville une très-grande supériorité, il put faire quelques conquêtes et réunir plusieurs villes sous sa domination ; plus elle devenait étendue, plus son autorité s’affermissait, plus il pouvait accabler une partie par les autres. L’autorité du prince en devenait le seul centre, et quel que pût être ou paraître l’intérêt des particuliers à secouer le joug, on ne pouvait les réunir que par une longue suite