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pécuniaires quand elles sont imposées par les subalternes qui en profitent. À l’égard de la disposition civile des héritages, la coutume ou la volonté des pères en décidait.

On voit aussi par là qu’un gouvernement despotique, qui vient après des lois et des mœurs établies, n’entraîne pas les mêmes inconvénients que ces premières conquêtes faites par des barbares.

Les Néron et les Caligula, si j’ose le dire, avaient plus de méchanceté qu’ils n’ont fait de mal. Par les maximes reçues dans l’État sous les premiers Césars, le peuple n’était point opprimé, les provinces jouissaient d’une grande tranquillité ; la justice distribuée était assez équitablement exercée. Les gouverneurs n’osaient se livrer à leur avidité : ils auraient été punis par les empereurs. La cour tenait entre le peuple et les grands la balance qu’elle doit tenir dans un gouvernement bien dirigé.

En général, les grands États les plus modérés sont ceux qui sont formés de la réunion de plusieurs petits États, surtout quand elle s’est faite lentement.

Le monarque n’a point au fond d’intérêt à se mêler des détails du gouvernement municipal dans les lieux où il n’est jamais présent : il est porté à le laisser tel qu’il est. Les princes ne peuvent aimer le despotisme qu’autour d’eux, parce que leurs passions (celles du moins qui sont les plus sujettes au caprice) ne sont relatives qu’à ce qui les environne ; ils ne sont pas plus hommes que d’autres. Voilà pourquoi le despotisme des empereurs romains fit moins de mal que celui des Turcs.

Celui-ci entre dans la constitution de leur gouvernement. Il infecte toutes les parties de l’État ; il en enchaîne tous les ressorts. Chaque pacha exerce sur les peuples qui lui sont soumis la même autorité que le grand seigneur a sur lui. Il est chargé seul, et il est responsable de tous les tributs. Il n’a d’autres revenus que ce qu’il tire du peuple au delà de ce qu’il est obligé de fournir au sultan ; et il est forcé de redoubler ses vexations pour subvenir aux présents sans nombre nécessaires pour le maintenir dans son poste. Il n’y a dans l’empire aucune loi pour régler la levée des deniers, aucune formalité dans l’administration de la justice. Tout se fait militairement. Le peuple ne trouve point de protecteurs à la cour contre les abus de pouvoir des grands dont la cour partage les fruits.

Quand c’est le conquérant qui a lui-même institué des gouverneurs dans les provinces, son ignorance a dû le porter à prendre son gouvernement pour modèle ; et par conséquent à établir un despotisme de détail, qui devient alors comme un grand arbre dont les branches s’étendent au loin sur tout l’empire, et étouffent toutes les productions de la terre qu’elles couvrent de leur ombre.

Lorsque le gouvernement militaire est le seul lien de l’État, et ne forme une nation qu’en l’asservissant à un prince, ce gouvernement est despotique dans son principe, et s’il n’est pas tempéré par les mœurs, il l’est encore dans la pratique. La discipline militaire suppose nécessairement le despotisme et la rigueur. Mais il ne faut pas confondre les nations régies par le gouvernement militaire avec les nations toutes composées de guerriers comme les barbares, Germains et autres. Bien loin de là : leur gouvernement fait naître la liberté. La guerre n’y est point un métier exclusif qui ait besoin d’être étudié, et qui donne à ceux qui l’exercent une supériorité de forces sur le reste de la société. Une telle nation garde ses droits. Un prince peut